LE ZÉNITH
Un seul s'est réveillé de ce
funeste somme, Les deux autres… ô vous, qu'un plus digne vous nomme, Qu'un
plus proche de vous dise qui vous étiez ! Moi, je salue en vous le genre
humain qui monte, Indomptable vaincu des cimes qu'il affronte, Roi d'un
astre, et pourtant jaloux des cieux entiers !
L'espérance a volé sur vos sublimes
traces, Enfants perdus, lancés en éclaireurs des races Dans l'air
supérieur, à nos songes trop cher, Vous de qui la poitrine obstinément
fidèle, Dédiant l'inconnu d'un immense coup d'aile, Brava jusqu'à la mort
l'irrespirable éther !
Mais quelle mort ! la chair,
misérable martyre, Retourne par son poids où la cendre l'attire : Vos
corps sont revenus demander des linceuls ; Vous les avez jetés, dernier lest,
à la terre, Et laissant retomber le voile du mystère, Vous avez achevé
l'ascension tout seuls !
Pensée, amour, vouloir, tout ce
qu'on nomme l'âme, Toute la part de vous que l'infini réclame, Plane encor
sans figure, anéanti ? non pas ! Tel un vol de ramiers que son pays
rappelle Part, s'enfonce et s'efface en la plaine éternelle, Mais n'y
devient néant que pour les yeux d'en bas.
Mourir où les regards d'âge en âge
s'élèvent, Où tendent tous les fronts qui pensent et qui rêvent ! Où se
règlent les temps graver son souvenir Fonder au ciel sa gloire, et dans le
grain qu'on sème Sur terre propager le plus pur de soi-même, C'est
peut-être expirer, mais ce n'est pas finir :
Non ! de sa vie à tous léguer
l'œuvre et l'exemple, C'est la revivre en eux plus profonde et plus
ample, C'est durer dans l'espèce en tout temps, en tout lieu, C'est finir
d'exister dans l'air où l'heure sonne Sous le fantôme étroit qui borne la
personne, Mais pour commencer d'être à la façon d'un dieu !
L'éternité du sage est dans les
lois qu'il trouve ; Le délice éternel que le poète éprouve, C'est un soir
de durée au cœur des amoureux ! Car l'immortalité, l'âme de ceux qu'on
aime C'est l'essence du bien, du beau, du vrai. Dieu même, Et ceux-là
seuls sont morts qui n'ont rien laissé d'eux.
Sully Prudhomme
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