Morsure d'étoiles en Normandie
 
 
    Je ne suis pas prête d'oublier mon premier jour de service qui est bien à ce jour le plus étrange de mon existence.
   Une demi-heure, à peine, que le chef nous a présentés vite fait à la PJ, un temps suffisant pour que je classe définitivement mon nouveau collègue dans la catégorie des vieux qu'ont de l'âge.
Falco ? Placo ? oublié son nom, l'ai baptisé Baco d'entrée, rapport au cépage du même tonneau qui zèbre de violet les ailes de son nez.
- Lacroix Véro! J'ai dit en tentant de me libérer du contact froid et gluant des cinq limaces de ses doigts.
  J'ai apprécié qu'il n'ajoute pas, comme ces petits cons de camarades de classe à l'école de police dès qu'ils étaient deux ou plus, le fameux phénomène de groupe qui n'épargne personne :
-Véro  nique ?
  
- Alors ?
- C'est lui, c'est bien lui, le disparu de la maison de retraite Beaulieu de Caen. Fit-il d'une voix bouleversée, s'agenouillant près du cadavre du vieil homme. La semelle de ses mocassins baignait dans des flaques d'urine répandant aux alentours une odeur acre qui vous prenait la gorge et lui, mon collègue inspecteur Baco, humectant un kleenex avec l'eau qui ruisselait le long de la paroi noire de l'urinoir d'ardoise, lavait avec tendresse et application le visage fripé, maculé d'un mélange de boue, de sang et d'excrément.
- Il aura chuté à cause du mauvais éclairage, se fracassant le crâne contre la colonne en ardoise. Se contenta-t-il de dire comme une conclusion, avant d'ajouter, pathétique : Ne juge pas sur les apparences, ce type là était un mec bien.
 Il allongea, soigneusement à l'écart, le pantin désarticulé de la victime devenue présentable puis saisissant un tuyau, lové dans un seau comme une vipère, il ouvrit le robinet et manœuvra le jet jusqu'à ce que la place soit nette, effacée de toute trace de violence et d'indices.
 Totalement inhibée, je rongeais mon frein, rageant intérieurement de ne pas intervenir.
 Me restaient au travers de la gorge, plus irritantes que l'odeur tenace de la pisse, mes hésitations de débutante que l'expérience du vieux briscard en fin de carrière bloquait par son assurance malicieuse.

 Je le trouvais un peu bizarre mon nouveau collègue.
 Comme se parlant à lui-même dans une sorte de monologue où j'étais exclue, il poursuivit
- Dommage qu'il ne soit plus de ce monde, il aurait bien aimé, ce matin, la brume qui accroche aux paysages des contours indéfinis.
 J'ai saisis que, par bribe, il me racontait son histoire, alors je l'ai laissé défaire la pelote du mort et de sa propre vie, intimement enchevêtrées.
 En ce temps-là racontât-il, la RN13 ressemblait plus à une grosse départementale qu'à une voie express 2x2 voies. Je faisais souvent du stop direction la mer, me laissant guider par la destination du chauffeur.
- Tu vas où ? Et vous quelle direction prenez-vous ? Barfleur ? OK pour Barfleur. Vous êtes peintre ? Comment t'as deviné ?
 
  C'était le temps de ses débuts, quand il parcourait la Normandie à la recherche d'ambiances lumineuses et colorées.
  Parce que c'était lui, parce que c'était moi, presque deux heures de trajet dans sa vieille Citroën poussive, nous avons eu le temps de sympathiser.
 Le courant passa si bien que le soir même dans un restaurant du port, attablés devant 'les blondes de Barfleur', des moules blondes et sauvages renommées, j'avais beau lui répéter que je ne possédais ni talent artistique, ni le sens de l'observation, il m'offrit un cahier de croquis et sa propre boîte de crayons, me faisant remarquer avec justesse que la lumière du crépuscule a quelque chose de fascinant avec clarté et obscurité au même moment.
  Il ajouta : Il faut se laisser surprendre par la lumière, un petit scintillement, une transparence momentanée.

 Peu à peu, sans véritablement comprendre ce qui m'arrivait, je devins son élève assidu et lui mon maître bienveillant.
 Comme dans toute activité culturelle ou sportive la progression du débutant est très rapide avant de stagner, voire de donner l'impression de régresser. J'en étais là et lui, d'une infinie patience, découvrant toujours dans mes compositions des motifs de satisfaction, m'exhortait à ne pas céder au découragement.
 Moi, l'orphelin trimballé de foyers en familles d'accueil, je vivais éveillé un véritable conte de fée d'avoir en quelque sorte un père par procuration.
 De son côté le succès et la reconnaissance lui sourient enfin. Les articles le concernant sont élogieux : "  Olivier Syrex, cet artiste qui travaille sur les reflets de l'eau à la recherche d'instants de grâce fugitifs ".
 L'homme définit avec une modestie déconcertante son style reconnaissable entre tous qui s'expose dans les meilleures galeries : Mes tableaux ? Des taches de couleurs placées au bon endroit.
 Ses toiles remportent de nombreuses récompenses. Sa côte grimpe, grimpe, c'est alors que l'envie le prend de quitter la Normandie pour la Bretagne à la recherche de nouvelles sensations. Cependant, ne s'imaginant pas arpenter en promeneur solitaire, son matériel sur le dos, les chemins douaniers du littoral breton, il me proposa de l'accompagner.
Mais avant, il  reste une formalité à accomplir fit-il, en me proposant de remplir les formulaires pour devenir son fils adoptif.
  J'étais fou de joie à cette idée, hélas une joie de courte durée car l'artiste peintre, était marié et père d'une fille, née d'un premier mariage de son épouse et ces dames étaient contre, mais alors absolument contre le fait de passer d'une famille de trois à quatre membres.

  Bienvenue en enfer.
 Mes ennuis commencèrent doucement, si je puis dire, sous la forme d'insinuations inventées de toutes pièces qui cédèrent la place aux calomnies, avant de terminer en apothéose par des menaces de mort rédigées en syllabes découpées puis collées sur des courriers, anonymes bien sûr, accompagnés de photos de cercueils ou encore de balles réelles.
 Que faire contre des notables réputés honorables et installés de longue date ? Trop tendre, nullement préparé à tant de méchanceté, j'ai préféré quitter la région et disparaître pour ne pas nuire à la réputation de cet homme dont la seule faute avait été sa gentillesse à mon égard.
 
 Baco stoppa la voiture devant une somptueuse bâtisse nichée au dessus d'une crique accessible à marée basse. L'ensemble, sans être tape à l'œil, avait fière allure.
 Avant de sortir au devant de l'ambulance qui s'arrêta devant la grille de fer attaquée par la rouille, il se concentra et respira longuement comme pour un exercice de yoga, son regard fixant à l'horizon les marques blanches de la lutte incessante du ressac contre les rochers.
 Malgré cela son doigt tremblait lorsqu'il appuya sur le bouton de la sonnette provoquant l'arrivée de deux énormes bouledogues qui se précipitèrent contre le grillage, la bave aux lèvres, précédant la venue de deux dames d'un certain âge, très dignes, qui se renfrognèrent à la vue de mon collègue.
 Celui-ci, la mâchoire serrée, avait perdu de sa superbe. Entre elles et lui, plus solide qu'un grillage, se dressait une muraille de silence haineux, réel, tenace, palpable.
S'adressant à moi au prix d'efforts intenses pour rester courtois, il dit :
- Agent de police Véronique Lacroix je te présente l'épouse et la fille d'Olivier Syrex, L'homme dont le corps a été retrouvé ce matin, sans vie, sur l'aire de repos.de la N13.
Un sourire mauvais déformant son visage l'épouse cracha son venin :
- La place de ce vieux dépravé n'est pas ici, monsieur, mais à la maison de retraite Beaulieu de Caen. Vous le savez mieux que quiconque, vous qui le visitiez chaque semaine à ce qui nous a été rapporté.
 Le poids de sa tristesse écrasant ses épaules, il prit sur lui d'oublier sa fierté pour supplier :
- Je vous le demande comme une faveur, la seule avant de disparaître de votre vue, de votre vie. S'il vous plaît, laissez le reposer en paix entre les siens une dernière fois. Si vous saviez comme il vous aimait.
 Elles cédèrent, à son grand soulagement, lui accordant même, pour s'en débarrasser, la faveur de veiller le corps du défunt. Le cadavre de ce vieux monsieur, artiste peintre au talent reconnu, était recouvert d'un drap parce que ces dames ne pouvaient plus supporter de le voir en peinture.
 Le corps installé sous le drap nous tenait compagnie pour la nuit, à Baco et moi. De fait, j'avais vraiment la sensation d'une présence en plus, de ne pas être deux mais trois, dans la pièce. Je rapportai à mon collègue avoir surpris une conversation à voix basse faite de reproches de la fille envers sa mère où elle disait ceci :
- …Ce n'est pas ce qui était convenu, ils ne devaient pas le tuer ce vieux pédéraste, juste  lui donner une bonne correction…
Ces paroles le confortant dans ses certitudes, attisaient sa haine pour les deux femmes.
- On a du mal à imaginer la méchanceté, le sadisme qui se cache derrière la façade de ces gens-là. Ce sont elles qui ont fait le coup, c'est évident. Cette nuit, profitant de leur sommeil, je fouillerai la maison de la cave au grenier.
 Décidée à faire entendre mon avis et que la loi soit respectée, très remontée, je sortis enfin de ma réserve pour donner mon opinion :
- Sans un mandat de perquisition c'est illégal...
- …et avec le mandat il faut attendre six heures du matin. Merci je connais les règles du jeu. Mais la loi, faut parfois passer outre si tu veux des résultats. Le trafic des œuvres d'art, tu as entendu parler ?
- Pas beaucoup, je le reconnais, raconte ! Je t'écoute.
- La femme d'Olivier est la fille d'un de ses anciens maîtres et sa fille peint aussi et très bien à ce qui se dit. Peindre un tableau, le reproduire, je veux dire pour quelqu'un qui a un peu de talent c'est relativement simple, mais imaginer une œuvre c'est autre chose, la concevoir, la mettre en forme, trouver le bon angle, c'est de la création. Dans le cas présent, Olivier, vivant ou mort, rien ne change, de nouvelles toiles portant sa signature continueront de se vendre
- Tu en es sûr.
-Certain ! Elles l'ont cassé ces mégères, elles l'ont brisé moralement à coups de ragots. Elles l'ont calomnié, humilié, elles ont exploité son talent et lui, trop pur, trop doux, trop la tête dans les toiles et les étoiles, n'a rien vu venir, ni la curatelle renforcée infligée, ni le pavillon des séniles dans la maison de retraite avant ses soixante ans, rien ne lui aura été épargné.
- Tu espères trouver quoi ?
- Je suis le mieux placé pour connaître son style, pour discerner ses vrais tableaux des copies et par la même de les confondre. Qu'elles soient jugées et condamnées, voilà ce que je veux.
 D'une voix mi-railleuse pour conjurer la gravité de l'instant présent, la main sur la poignée de la porte il ajouta à mon intention :
- Je te laisse avec le mort. Si tu as un petit coup de fatigue, n'hésite pas à t'allonger sur le lit à côté d'Olivier, vu son état tu ne risques pas grand-chose.

 Il ôta ses chaussures et, une petite lampe stylo à la main, s'engouffra silencieux dans le couloir obscur. Son arme de service, un calibre 9mm parabellum, faisait une bosse à sa poitrine.
Quel drôle de personnage pensai-je, un original avec un côté attachant.
 Assise sur une chaise, une bonne grosse fatigue s'empara rapidement de mon corps tout entier. Ma tête se précipitait vers l'avant manquant de m'entraîner dans sa chute à tout instant. Ecoutant la petite voix de la prudence je me résigné à m'allonger sur le lit, m'obligeant à regarder le visage du défunt, me reprochant de l'avoir si peu aperçu et seulement de loin, celui-ci étant accaparé par mon collègue.
Le visage n'affichait aucune expression, normal pour un mort, sauf qu'il était intact et cette face intacte me posait problème.
 Je revois Baco, certes dans l'obscurité du matin, et à bonne distance, mais j'ai l'image en tête où il nettoie le visage couvert de souillures du mort, et de fait, le visage est propre, trop propre, je veux dire sans plaie, sans ecchymose.
Il y a quelque chose qui cloche.
 Pour balayer mes derniers doutes, j'appuyai, de mon index tremblotant, à plusieurs endroits de sa physionomie, m'acharnant sur le nez  pour démasquer la supercherie.
Il n'offrait aucune résistance, son nez. Il était mou, son nez, mou comme le nez d'un mannequin.
 Pas fière d'avoir été bernée ma colère se concentra sur Baco. A quel jeu jouait-il ?
 Je réalise que les données ont changé et qu'il est soit en danger, soit dangereux. Je ne sais ce qu'il manigance mais trop d'éléments dans son comportement me font pencher pour la deuxième hypothèse, ce qui signifie que les dames sont véritablement en péril, moi aussi par la même occasion.
 La fatigue s'est dissipée d'elle-même, sans réfléchir je me lance l'arme au poing à la poursuite de mon collègue.

 Trop tard, deux bruits étouffés comme sortis d'un silencieux me parviennent ainsi que des éclats de voix. J'ouvre une porte à la hâte et là stupeur.
- Entre Lacroix. M'ordonne une voix, celle de Baco, m'invitant à les rejoindre, ajoutant : deux minutes et vingt secondes de temps de réaction. Record battu.
 On m'applaudit. Quelqu'un me tend une coupe de champagne, il est tiède.
- Bienvenue au club. Dit le commissaire en me faisant l'accolade. Puis, me présentant les deux dames :
- Suzanne et Marion, comédiennes amateurs
- Quelqu'un peut m'expliquer ?
- Expliquer quoi ? Tu as été presque parfaite. Quelques défauts à corriger, des erreurs de jeunesse, des fautes de jugement, une tendance à la suffisance. Rien de bien méchant, on va en parler, on est là pour en parler.
- Alors c'était un examen de passage ?
- En quelque sorte. Appelle ça comme il te plaira. Toute la brigade est là, pour toi, pour ton arrivée, pour chaque arrivée. Le but est de créer des liens, d'apprendre à se connaître. Nous on appelle ça " 'Opération RN13 " ou encore : "  La mort sur des toiles ". Par déformation, d'autres disent  " Morsure d'étoiles en Normandie "