Jeannot l'écolo
 

 La nuit commençait à tomber. Au loin, on pouvait apercevoir des lumières clignoter, ce qui n'augurait rien de bon.

  Jeannot, le premier, alors qu'il essuyait la lame de son couteau, maculée de terre, sur son pantalon, avait compris au silence pesant qui enveloppait le pré où il coupait les pissenlits pour ses lapins que quelque chose d'anormal se préparait. Déjà, en arrivant par le sentier longeant le champ de maïs, il avait été surpris qu'aucune abeille ne soit venue à sa rencontre, bourdonner autour de son visage comme d'ordinaire.

  Il suivit le chemin, qu'il distinguait à peine dans l'obscurité et se dirigea vers les clignotements lumineux.
- Avance Jeannot, ne fait pas ton timide. Assieds-toi sur le talus entre Monsieur Le Duc et Madame la luciole. Fit Sylphide la libellule, façon ouvreuse de cinéma.
- Le Grand Duc, s'il vous plait, Monsieur le Grand Duc, précisa le susceptible rapace nocturne.
- L'heure est grave les amis. Dit d'emblée Mac, le farfadet, sorte de méduse translucide qui émettait les violents scintillements en agitant ses filaments à la surface de l'eau du lavoir. Les puissants éclats lumineux de cette sirène visuelle déchirant l'écran éteint de la nuit intriguaient bien plus les habitants des villages par l'impressionnante oppression de son silence que n'importe quelle fureur hurlante. Que va-t-il encore arriver, se lamentaient-ils en se barricadant chez eux, inquiets.
 
  Renard, chat sauvage, grenouille, oiseau diurne et nocturne, chauve souris, ver de terre, hanneton, fourmis, grillon, papillon, écureuil, escargot, taupe, hérisson…Les représentants des discrets habitants des champs et forêts, guidés par le phare lumineux étaient venus nombreux aux nouvelles.     Rassemblés autour du petit plan d'eau champêtre, très attentifs et concentrés, ils attendaient beaucoup de cette importante réunion pour dissiper les doutes sur leur avenir, clarifier la situation, et surtout informer leurs compatriotes sur la vérité, la vraie, la seule, celle qui met un terme aux rumeurs, ces bruits qui courent, courent et toujours se déforment.
- Vrai ! Grave de chez grave, acquiesça la chouette hulotte, perchée sur la poignée du couvercle d'une lessiveuse, ajoutant : Avant toute chose il conviendrait d'observer une minute de silence en mémoire de nos amies les abeilles des ruches de l'orée du bois. Toutes ont péri, elles laissent un grand vide, elles vont nous manquer.

- Toutes ont péri? Demanda Jeannot, un rideau de larmes lui voilant les yeux. Voilà pourquoi pas une n'était venue à sa rencontre.
- Un vrai massacre dit Sylphide de sa voix douce en se posant sur l'épaule de Jeannot.
Il la devina toute en beauté, la libellule, dans son bel habit bleuté. Flatté de sa présence il se découvrit de son béret qu'il tritura pendant toute la séance, sans se départir de son sourire béat.
- Que s'est-t-il vraiment passé ? S'enquit une voix sur le qui-vive. Oui des faits, reprit une autre voix anxieuse, bientôt relayée par le brouhaha de la majorité.
- Anselme de la ferme de Ploumikel s'est mis aux pesticides. Lâcha le grand duc.
- Anselme ? Ils parurent surpris, cela ne lui ressemblait pas.
- Eh oui ! Anselme en personne fit, dépité, Mac le maître de cérémonie. Les naïfs que nous sommes peinent toujours à imaginer à quel point la perspective de devenir riche est tellement grisante chez les humains qu'ils en perdent la raison.
- Le salaud ! Reprit en chœur l'assistance. Comment a-t-il pu ?
- Après Toulchiganet et kerdaniel, notre village est touché à son tour par la folie des hommes. On fait quoi, cette fois ? Demanda Mac le farfadet, qui avait cessé d'émettre les clignotements. Seule une légère lueur demeurait, plongeant le lavoir dans une semi obscurité peuplée d'ombres fantasmagoriques d'où perçaient, en suspension, une multitude de paires d'yeux de formes et luminosités différentes.
- Coa, coa, on fait coa, reprit en écho la grenouille verte dont les globes des yeux, flottaient au ras de l'eau. .
- Est-ce possible de savoir ce qui a été fait sur les deux premiers sites nommés ? Questionna madame la belette, dressée sur ses pattes de derrière, ce qui a marché, ce qui a foiré.
- Voilà qui est bien parlé madame la belette, allons à l'essentiel. Dit Mac le farfadet, qui, par vibrations, assurait les liaisons, petites ondes, avec ses homologues des autres lavoirs.

- Hello radio lavoir de Toulchiganet, nous entends-tu ? Demanda le farfadet le plus naturellement du monde
Une voix limpide monta des eaux du lavoir et se dispersa jusqu'aux énormes châtaigniers qui cernaient celui-ci.
- Toulchiganet vous reçoit cinq sur cinq, la liaison est parfaite. Pour .répondre à Madame la belette voici les faits : Comme vous aujourd'hui, cela nous est tombé dessus sans crier gare, il y a environ un mois. Antoine, le gros Antoine, de la ferme de Tynadant s'est mis à traiter ses champs aux pesticides. Radical le traitement, le lendemain le sol était jonché de cadavres d'oiseaux, de belettes, etc. Partout les petits corps sans vie des animaux qui peuplent  champs et  forêts.
- J'imagine que vous n'êtes pas restés sans rien faire, que vous avez réagi. Quelles actions avez-vous menées. ?
- Nous avons d'abord été sonnés par l'ampleur des dégâts, puis nous nous sommes réunis au lavoir du village comme vous aujourd'hui, à l'appel de la sirène lumineuse. La colère nous habitait bien sûr mais le sentiment qui dominait, était la tristesse à la pensée de tous ces innocents sacrifiés sur l'autel du profit. Pour leur mémoire, et aussi pour faire honte au responsable de cette hécatombe, notre première décision fut d'ériger un tumulus, un tombeau collectif sur un tertre bien en vu.de la ferme d'Antoine.
- Dissuasif le tumulus ?
 - Spectaculaire, impressionnant, mais pas vraiment dissuasif. Il a continué l'arrosage.
- Tu m'étonnes
- Que faire contre un gros tracteur…
 
 Merci pour ton témoignage. Toulchiganet. Nous sommes également en multi conférence avec le lavoir de Kerdaniel. La rumeur fait état d'un incident violent dans ton secteur. Qu'en est-il vraiment ?
- Nous avons dressé, nous aussi, un tumulus pour montrer à Marcel l'horreur de ses actes.
- Et alors ?
- Non seulement il a recommencé, mais cet idiot se vantait partout de tous ces cadavres semés sur son passage, alors nous avons voulu l'intimider par quelques piqures d'abeilles.
- Et alors ?
- Ce qui devait être un simple avertissement ; deux, trois piqures tout au plus, a viré au drame. Marcel devait faire une allergie aux piqures d'insectes. Il est décédé le soir même.
 Merci Kerdaniel. Constat d'échec donc. Dit Mac le Farfadet, reprenant la parole. Ne nous leurrons pas, si toutes les abeilles ont péri, ce n'est ni anodin, ni l'effet du hasard. Il s'agit de représailles, un geste fort d'Antoine signifiant : même pas peur. Si quelqu'un a une idée sur la conduite à tenir, nous l'écoutons.
 
 - Toutes ont péri reprit Jeannot, les larmes lui mouillant les yeux une nouvelle fois.
- Moi ! Moi, j'ai une idée. Le halo lumineux émis par le farfadet s'arrêta sur le renard qui, surpris, détourna la tête.
- Tu penses à quoi Renard ?
- Coa, coa, tu…Une violente lumière aveugla la grenouille verte qui stoppa son coassement.
- Cessons l'angélisme et la violence, soyons malins, explorons une nouvelle voie.
-  Tu penses à quoi ?
- L'opération " zéro pesticide " existe déjà, je n'invente rien. Agissons à notre échelle en désertant les champs de ceux qui polluent l'air et l'eau et venons en aide à ceux qui jouent le jeu.des engrais à l'ancienne ; purin d'ortie, bouillie bordelaise, etc. Aidons ceux qui favorisent la végétation spontanée et ceux qui aménagent différentes parcelles accueillantes pour nous la faune sauvage. L'idéal serait de trouver un exploitant avec qui nous travaillerions main dans la main, en toute confiance, une sorte de vitrine de ce qui peut marcher sans utiliser des produits dangereux, dans le respect de la nature.
- Tout cela est bien beau, mais où trouver la perle rare à l'échelle de notre village.
- Il y a Jeannot, dit le renard. Ne riez pas ! Sa mère possède quelques terres laissées en friche. Bien conseillé par nos soins, il ferait un bon exemple de ce qui peut marcher en veillant à la protection de la nature et si lui réussit, tout devient possible pour les autres.
Toutes les têtes se tournèrent vers Jeannot. Le halo lumineux faisait une auréole autour de son visage sans âge illuminé de son éternel sourire.

- Jeannot l'écolo ! Jeannot l'écolo ! Scandât subitement l'ensemble des délégués. Comme s'il était la seule solution à leur problème.

 Sylphide lui expliqua, en deux mots, ce qu'ils attendaient de lui. Il n'avait pas tout compris mais se réjouissait que devenue sa conseillère, elle serait souvent présente sur son épaule, près de son oreille.

- Trop fort ton jeu de lumière, Farfadet, tu m'expliqueras comment ça marche ? Se contenta-t-il de dire, troublé par sa soudaine notoriété. Puis croisant la chouette qui quittait le lavoir pour commencer sa nuit de veille, il lui glissa, malicieux :
- Bonne nuit madame la chouette hulotte, mes amitiés à votre cousin.
- Mon cousin ? Mais de qui parles-tu Jeannot ?
- Nicolas, Nicolas Hulotte pardi, çui-là qu'est écolo, comme moi.