|
Le vieil homme et
l'amère
En
attente de distractions, de préférence gratuites, la foule avait envahi les
pontons de la toute nouvelle cité de la voile Eric Tabarly de Lorient. Un pari
sur l'avenir grignoté sur des friches industrielles appelé reconquête ou encore
réhabilitation, selon la presse.
Le vent,
l'ami des marins quand il se montrait raisonnable, agitait et claquait les
fanions multicolores de la fête, improvisait une musique métallique avec le
heurt des élingues contre les mâts, caressait les jambes des vacancières
cuivrées par le soleil. L'ardente lumière de celui-ci répandait, comme une
bénédiction, son bien-être sur les têtes et dans les cœurs des promeneurs venus
découvrir les animations promises aux petits comme aux grands pour l'étape de la
Volvo Océan Race qualifiée d'évènement nautique international. Les badauds,
découvrant le monde de la course en mer, étaient prêts à s'enthousiasmer… ou à
se chamailler : - He, là! Doucement voyons. Vous allez me faire tomber à
l'eau, criait un vieil homme de mauvaise humeur. - C'est derrière qu'il faut
leur dire de se calmer, d'arrêter de pousser comme des malades, répondit sur le
même ton agressif une voix juvénile. J'sais pas nager moi. - Excusez-moi, je
n'avais pas vu que vous étiez en fauteuil roulant, fit le premier se voulant
conciliant. - Désolé pourquoi, l'ancêtre? Si c'est pour le fauteuil, ne vous
donnez pas cette peine. J'en veux pas de votre pitié, Monsieur le raciste
! Eh pan ! Ramasse l'ancien. Lui, qui, désignant la coque verte
du 'Groupama' barré par Frank Cammas, s'apprêtait à commenter : Une belle bête
de course. Pas vrai ? Il doit foncer au large, le bolide. Incapable de
méchanceté, il se contenta de marmonner un 'bonne journée' qui se noya
dans la marée humaine se refermant derrière les grandes roues du fauteuil
roulant.
Deux
semaines plus tard, sous le pont de Saint Nazaire, l'eau de la Loire coulait
toujours de source vers l'estuaire. Le bateau à la coque verte avait remporté la
course à étape et son skipper désigné marin de l'année
.
De tout
cela Alphonse se moquait comme de son premier ciré. En revanche le 'Monsieur le
raciste' reçu comme une gifle, pas un jour ne se passait sans que le
vinaigre de l'insulte prononcée par la jeune voix féminine ne lui donnât des
aigreurs.
Ce matin, le temps était à son goût, alors Alphonse, comme
souvent, gara son véhicule au plus près de la capitainerie du port de plaisance
de la Turballe. Le moteur coupé, la main sur la poignée de la portière, qu'il
s'apprêtait à ouvrir, un soudain pincement au cœur le titilla à la vue de la
silhouette tassée sur le fauteuil roulant qui lui tournait le dos, occupée à
observer les mouvements des bateaux dans le chenal. L'idée de faire demi-tour
lui effleura l'esprit. Il se raisonna et c'est sifflotant pour se donner une
certaine contenance, le regard fixé droit devant lui, qu'il rejoignit de son pas
traînant le ponton, enjamba le bastingage du Pourquoi pas ? et se sentit
comme chez lui sur le petit voilier. Même pas peur du goéland sur le fauteuil
roulant, la comparaison avec l'oiseau marin s'imposa à lui, dessinant un sourire
moqueur sur ses lèvres pincées.
Vingt ans que le bateau,
un corsaire de cinq mètres cinquante, et lui, formaient un couple improbable.
Travailler aux chantiers de l'Atlantique ne fait pas de vous nécessairement un
marin. Á court de commandes, pour nourrir les fourmis et leurs familles,
travaillant aux chantiers de Saint Nazaire, un départ à la retraite anticipée à
cinquante cinq ans avait été une des propositions envisagées pour calmer la
grogne qui sentait la poudre dans la fourmilière, un geste pour apaiser la
tempête sociale.
- Tu vas faire quoi,
Alphonse, avec la prime accordée pour inciter les départs volontaires ? Pris de
court par la question de ses collègues des chantiers qui revenait en boucle, il
avait répondu : - J'achète un bateau, sans avoir vraiment réfléchi. Il
s'était tenu ensuite à cette réponse. - Pourquoi pas ? lui répondaient-ils
invariablement. Á cinquante cinq ans, en
préretraite, il s'offrit un bateau qu'il appela Pourquoi pas?
Le bruit saccadé du
moteur s'éloignait, laissant dans son sillage une trainée blanche. Bien droit,
il avait fière allure à la barre de son voilier en quittant le port de la
Turballe pour sa petite virée. Très concentré, il regardait loin devant lui,
mais d'imaginer le regard du goéland dans son dos le rendait plus fébrile qu'à
l'accoutumée. Pour la pêche au bar quelques centaines de mètres de la côte
suffisaient. Les sorties en mer avaient des vertus apaisantes, même
bredouille.
Aucune présence indésirable
ne gâcha son retour si bien qu'il crût avoir rêvé. La manœuvre d'accostage, cul
au ponton, fut une formalité. Ce n'est qu'en sortant des toilettes
publiques qu'ils se retrouvèrent presque nez à nez. Alors, une subite colère,
trop longtemps contenue, sortit malgré lui. La prenant à partie, il lui vola
dans les plumes. - Vous vous souvenez de moi ? Non ?
Si je vous dis Lorient, la citée de la voile. Toujours rien ? Moi, je me
rappelle de vous et de la méchante façon dont vous m'avez traité de raciste.
Raciste, moi ! J'ai travaillé avec tellement de gens de races et de couleurs
différentes que j'ai toujours respectés ! Alors me faire traiter de raciste par
une gamine d'à peine vingt ans, ça m'a fait mal comme vous ne pouvez l'imaginer.
Vous comprenez ?
Bousculée par les reproches, mais pleine d'orgueil, elle
essayait de lutter contre les larmes qui l'étranglaient avant de s'enfuir,
désemparée, à grands tours de roues, cacher son désarroi. De son côté, sous le choc de l'altercation,
il se surprit à pleurer franchement et, quand il fut vidé de son chagrin, il éprouva un réel soulagement, une nouvelle
tranquillité. Débarrassé du poids de ses ruminations, une compassion un
rien méprisante le ramena vers la jeune fille qui se cachait à l'abri des
chalutiers en fixant l'océan. Elle était de ceux qui, agressés, se réfugient
dans le silence. La rejoignant, il ne réussit qu'à formuler quelques phrases
bafouillées incompréhensibles. Le lendemain, il la dénicha au même
endroit, absorbée dans des musiques sorties d'un gros casque qui lui mangeait
les oreilles. Pour tenter de débloquer la méfiance réciproque qui les maintenait
à distance, il lui proposa un tour à bord du Pourquoi pas ? avec la certitude
d'essuyer un refus. Parvenu au bateau, ses bras ballants exprimaient son
embarras devant le fauteuil roulant. Il n'eut pas le loisir de lui avouer son
impuissance, qu'avec une vitesse et une dextérité qui le surprit, en un rien de
temps elle détacha ses jambes inertes et se retrouva sur le ponton puis sur le
bateau se déplaçant sur le plat des mains à la manière d'un oiseau, il ne
put retenir un sifflement admiratif. - Bienvenue à bord, fit-il en l'aidant à
enfiler un gilet de sauvetage fluo, tandis qu'ils s'éloignaient du fauteuil
roulant resté sur le ponton. Elle lâcha sa main droite agrippée au bastingage pour,
de son index, désigner les bâtiments de Pen Bron. Un signe de tête suffit
pour montrer qu'il avait saisi qu'elle était soignée au centre hélio marin.
- On entend bien le moteur, vous ne naviguez jamais à la
voile ? demanda-t-elle. Il lui
expliqua avoir pris des cours de voile vingt ans auparavant. Au début, un
copain, un beau-frère ou un neveu l'accompagnaient volontiers. Depuis quelques
années, se trouvant un peu vieux, un peu seul, un peu moins courageux, il
se contentait d'une sortie au moteur, s'arrêtant parfois pour taquiner le
bar.
- Les voiles ? Sans doute dans un des coffres en bas qui servent
de sièges dans la cabine. - Je
peux ? demanda-t-elle.
Aidée par
l'étroitesse des lieux qui offrait des appuis à ses bras musclés, elle
descendit les quatre marches. - Wouah ! Il entendit des cris de joie.
On essaie ? - Pourquoi pas ? Fit-il. Pourquoi pas ? répéta-t-elle, ajoutant :
C'est nul comme nom ! - Pas si nul que ça, répondit-il un peu vexé.
Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de Charcot, un navigateur
explorateur des zones polaires. Il avait baptisé ses différents bateaux Pourquoi
pas ? Et vous jeune fille, vous n'avez ja,ja,ja jamais navigué ohé ohé matelot.
Chantonna-t-il, facétieux, tellement heureux d'avoir de la compagnie sur son
bateau. - La jeune fille s'appelle Claire. Paradoxe, n'est-ce pas quand
on possède une peau foncée comme la mienne ? - Peu importe la couleur, vous
êtes une très belle jeune fille, Claire, fit-il avec sincérité. On pourrait se
tutoyer, non ? Moi c'est Alphonse et si tu as un autre nom de bateau à me
proposer, je suis ouvert à toute discussion. - On met les voiles Al ? Ah, oui
les voiles, fit celui-ci. Tu ne m'as pas dit si tu avais déjà navigué. - Non
! Jamais ? Alors ça ne va pas être simple. Attention ! Danger, prévint Alphonse
en coupant le moteur, le vent a une force terrible, il ne faut pas faire
n'importe quoi, sinon… Bah
! Se disait-elle, ça ne doit pas être bien compliqué.
- Cette voile est le foc, elle se place à l'avant du bateau. -
Phoque, curieux comme nom. - Foc, pas le phoque, l'animal ! Á l'aide d'un cordage, une
drisse hisse la voile le long du mât.
Le moteur arrêté, elle observait ses
gestes, attentive à ses manœuvres. Comme s'il était caché derrière le mât dans
l'attente d'un signal, le vent s'engouffra dans le triangle de voile hissé
par Alphonse. Il peinait le pauvre homme à fixer la bordure, la base du triangle
du foc, sur les points d'écoute pour ne pas se laisser déborder par le
vent.
Impressionnée par la voile gonflée d'orgueil
d'avoir aspiré le vent, Claire sentit le bateau se cabrer puis commencer à
glisser sur l'eau, comme une luge. Cernée par le seul bruissement des vagues
sectionnées par l'étrave, son visage affichait la satisfaction béate de son
plaisir. Cela n'échappa pas à Alphonse, revenu derrière la barre, qui comprit
qu'elle venait d'être touchée par le virus de la voile.
- Dommage que je n'aie pas
d'appareil photo pour montrer à mon beau-frère la voile hissée avec en
arrière plan la baie de Toul Ru où son bateau reste au mouillage. D'un geste
vague il ajouta : Il habite quelque part par là, à l'entrée de Mesquer. -
J'ai ! fit Claire en sortant son téléphone. Allez Al, sourit ! Tu peux aussi
prendre des photos avec ton téléphone, je te montrerai. Bon, maintenant
explique-moi, on va virer, comme tu l'as dit, sur bâbord au niveau de la balise
du chapeau du curé, inévitablement pour revenir au port, on va se retrouver face
au vent, alors on fait comment pour avancer? - On va
louvoyer, faire des zigzags, tirer des bords si tu préfères. C'est le
principe même de la voile, c'est un peu compliqué et c'est intéressant à la
fois. Il faut prendre son temps, et naviguer encore et encore, apprendre de ses
erreurs et rester humble, être toujours à l'écoute. Parce que ce sont le temps,
le matériel et les éléments qui décident. Pour tout te dire, j'ai renoncé à
naviguer, je pilote au moteur comme on conduit une voiture, rien à voir avec la
voile. Á une époque, j'avais toujours des volontaires pour m'accompagner.
Maintenant je suis seul. La solitude, je m'en suis fait presque une amie, une
douce habitude, comme chante Moustaki. Je parle seul et il m'arrive de chanter
ce qui me passe par la tête, surtout des chants de marins, j'adore ça. Mais les
manœuvres, avec l'âge, deviennent difficiles, il est préférable d'être
deux.
Si tu veux
prendre ma place à la barre, je vais baisser la voile, on dit affaler. Tu auras
compris que la navigation a son propre langage, ses codes, ses repères.
C'est un monde à part. Brel chantait : 'Il y a deux sortes de temps, y a le
temps qui attend et celui qui espère. Il y a deux sortes de gens, il y a les
vivants et ceux qui sont en mer.'
Si tu as le temps, après avoir dépassé
l'île Dumet on peut filer vers le large, histoire d'essayer la grand voile.
D'accord ? - L'île Dumet, jamais entendu
parler ? Pas surprenant, sans doute la moins connue des îles bretonnes. Elle
n'est plus habitée, mais il parait qu'à une certaine époque elle abritait une
auberge qui aurait hébergé des pensionnaires illustres comme Alphonse Daudet,
Zola, Flaubert et Chateaubriand.
Elle était d'accord pour le
large. Il rajeunissait Alphonse, il parlait, et parlait encore, du vent arrière,
le vent debout, le travers, le près, le largue. Il poursuivait avec la force de
celui-ci. Force 2, le vent est poussif, on s'ennuie un peu. Entre 3 et 5, c'est
un vrai plaisir. 6 et 7, c'est pour les sportifs. Au-delà, il est prudent
de rester à la maison. Si je te fatigue avec mes commentaires, fais-moi
signe.
Ils s'étaient éloignés
de la côte. Les taches penchées des autres voiliers s'espaçaient, diminuaient.
Un calme surprenant, envoûtant, le chant lancinant de l'océan les accompagnait.
Leurs regards réjouis exprimaient le même plaisir à savourer l'instant
présent.
Désignant les masses
sombres qu'ils devinaient au large Alphonse dit : Houat, le canard en breton et
Houédic, le caneton. Le passage des sœurs sépare les deux îles très fréquentées
par les plaisanciers en été. Pas de voitures mais des petites carrioles tirées
ou poussées à la main par les insulaires et les vacanciers, pas de frime,
ni de chichi, sur ces îles de pêcheurs authentiques et discrètes. Maintenant que
j'y pense, pas sûr que l'accès soit aisé pour les fauteuils roulants, je peux me
renseigner si tu es intéressée. Les sentiers côtiers sont sablonneux, à mon
avis, il est préférable de faire le tour des îles à bord. Qu'en penses-tu
?
Cela sonnait comme un appel.
Il ne connaissait rien d'elle mais une certaine connivence, liée à la navigation
semblait possible. Elle n'était pas dupe, c'était du donnant donnant, une
présence contre des heures à naviguer. Elle ne savait rien de lui mais elle
avait compris que son bavardage avait fatigué plus d'un. Un moment, lassée de
l'entendre, pour s'isoler, elle couvrit ses oreilles de son casque. Comprenant
le message, il se tut.
Plus tard, il lui désigna des bouées
ballotées par les vagues, elle descendit le casque sur son cou pour
l'entendre parler de tricot vert et bas si rouge. Les quelques doutes sur sa
santé mentale furent vite dissipés quand il lui apprit que c'était là un moyen
mnémotechnique pour se souvenir de laisser sur tribord les bouées coniques
vertes et sur bâbord les bouées cylindriques rouges. L'infatigable
passionné lui commentait des tas de mots nouveaux relatifs à la navigation,
l'empannage, l'estran, les amers… Signifiant un objet fixe situé sur la terre servant de
repère pour la navigation, ce dernier mot se glissa dans un coin de son esprit
qui cogita avant qu'elle ne crie : J'ai trouvé !
Á Alphonse qui
guettait une explication, elle répondit : Le vieil homme et l'amère
, comme nom de bateau, ça t'irait ? - Pas mal le jeu de mot
! fit-t-il, le vieil homme et l'amer, le point de repère pour 'le
vieil homme et la mer'
le titre d'un livre d'Hemingway. - Non Al, précisa-t-elle, ni la mer
ni l'amer, mais l'amère dans le sens pénible, blessante, comme je l'ai été lors
de notre première rencontre. - Bravo Claire, de l'humour et de l'auto
dérision, j'aime. Je le vois bien, moi, Le vieil homme et l'amère,
après Houat, Houédic et Belle-île, faire une escale à l'île de Groix. Il parait
qu'on peut y voir encore quelques exemplaires des Dundees, ces voiliers utilisés
autrefois pour la pêche au thon. On dit que la girouette du clocher de l'église
de Groix est un thon et non un coq comme habituellement…
Il était reparti dans ses
bavardages, elle remit son casque. Toutes voiles dehors, Le vieil homme et
l'amère regagnait le port de la Turballe. Pourquoi pas ?
| |