Les bâtards de Plobalesco
 
 
  La grille était restée entrouverte. Rouillée, tombant presque en poussière. Tout ce que m'avait raconté Minna me revenait en mémoire. J'avais douze ans alors, j'écoutais en tremblant ses histoires terrifiantes ; mais malgré ma peur, -que je cachais du mieux que je pouvais-, je n'aurais laissé ma place à personne !
C'est peut-être pour retrouver Minna après toutes ces années que, sans vraiment réfléchir, je me suis glissé dans l'entrebâillement.
Devant moi s'amorçait une longue avenue, et je distinguais dans la brume du matin, les contours indéfinis du manoir que ses récits d'autrefois évoquaient invariablement..."
 
 Mon pas hésitait à fouler le tapis de rosée déposé par la langue fraîche de la nuit. Submergé par un mélange mal défini de froid et d'émotion, une trainée de vapeur s'accrochait à mon souffle alors que la morsure des frissons me parcourait le corps. Curieusement, je franchissais la grille pour la première fois. Notre relation était compliquée, la période était compliquée, Du genre sauvageon, nous avions, Minna et moi, en commun la même méfiance instinctive envers les groupes, on préférait notre solitude, ensemble mais à côté. Je dis 'on', je pourrais dire 'elle'. Elle, Minna, de trois ans mon ainée décidait de tout. Cela n'avait pas échappé à maman :
 - Elle te mène par  le bout du nez ta princesse, soupirait-elle en haussant les épaules, se réfugiant derrière ce sourire triste qui accompagnait toute sa vie comme une ombre, tandis qu'avec un reste de drap blanc troué, rebaptisé torchon, elle essuyait la vaisselle que j'avais mise à égoutter.
 'On ne mélange pas les torchons et les serviettes' était l'expression  qu'elle employait le plus souvent pour me faire comprendre qu'un gouffre plus grand que la rivière séparait nos deux mondes.

  Elles doivent avoir des antennes les mamans, un sixième sens. Sinon comment expliquer leurs intuitions. Rien de ce qui touche leur progéniture ne leur échappe. Elles possèdent cette incroyable capacité à observer, à endurer en silence, sans en avoir l'air, leurs enfants se prendre les pieds dans le tapis de l'apprentissage de la vie avec le secret espoir que l'épreuve leur sera profitable plus tard.
 Á vouloir trop bien faire, pour protéger leur petit, pour le garder ou seulement ne pas le perdre, il leur arrive de prendre la mauvaise décision, j'ai payé pour le savoir. M'écarter de Minna, m'éloigner de cette curieuse amitié encombrante, envahissante, qui prenait trop de place, a pesé dans la décision de notre départ précipité.
'Pleure mon garçon, il n'y a aucune honte à avoir le cœur brisé, plus tard tu me remercieras' semblait me dire le regard fatigué de maman quand l'exode nous avait jetés sur la route pour rejoindre sa sœur ainée, ma tante Denise, mariée à un agriculteur exploitant une ferme de l'autre côté du bourg de Pont l'abbé.
 
 Habituée aux coups du sort, pas une plainte ne sortait de ses lèvres résignées à maman qui transpirait, avec la couche de vêtements enfilés à la hâte sous son manteau, pour un gain de place, en poussant la brouette pleine jusqu'aux ridelles. Cette même brouette qu'elle utilisait d'ordinaire une fois par semaine, légère à l'aller et si lourde du linge mouillé en revenant du lavoir de Kerloch. La redoutable montée des korrigans qui lui coupait le souffle, l'obligeait à une dernière halte, mains aux hanches, avant de gagner notre habitation en retrait du bourg, où le linge séchait sur la lande. Plus d'une fois elle parut gênée que je la surprenne, au retour de l'école, encore haletante, blême et accablée, épongeant la sueur descendant sous les boutons défaits du col de sa blouse, assise sur le banc coffre, attablée devant un verre de cidre. Comme si un moment de détente lui était interdit.
  J'avais en charge le vélo, trop compliqué, trop technique pour elle, titulaire toute sa vie du seul permis brouette. Les deux sacoches et le porte bagage contenaient difficilement l'amas hétéroclite retenu par des bouts de ficelle accrochés aux ressorts de la selle. Couvé par son regard bienveillant débordant de gratitude, la main gauche agrippée au guidon, l'autre sur le cadre, fier, droit et digne comme un jeune coq, la crête bouffie d'orgueil je peinais, sans l'avouer, pour ne pas la décevoir, à maintenir en équilibre mon curieux chargement, attiré, comme aimanté par le vide du fossé collé à la route. Pas de rétroviseur, sur le guidon de la bicyclette, pour regarder en arrière, trop de fierté  pour afficher ma tristesse devant les autres. Ce sentiment étrange, qui me nouait la gorge à chaque virage m'éloignant un peu plus de Minna, maman avait le remède au bout du chemin pour le guérir ; s'abrutir encore et encore, comme des bêtes dans les champs afin de mériter notre hébergement sans passer pour des assistés à la ferme où nous serons à l'abri de la pénurie. Mais elle, ma maman de quelle grosse faute commise voulait-elle se punir ?
  Les troènes, autrefois haie d'honneur le long du chemin d'accès et de l'imposant escalier de pierre qu'ils abritaient du vent, demeuraient penchés, montrant leurs dessous. Vaincus par le tenace vent d'ouest, ils me faisaient penser aux dos courbés de certains campagnards qui pliés par les travaux des champs, l'âge aidant, ne se relevaient plus, restaient voutés. Les arbustes n'avaient plus que l'escalier de valide à  garder,  ce qui restait des murs lépreux de la bâtisse pendait lamentablement dans, et hors de ceux-ci comme un lait échappé d'une casserole. L'intérieur de la  maison bourgeoise appelée aussi manoir de Kerlut par les uns et château par les autres, dont Minna, n'était plus qu'un tas de ruines envahit par les longues tentacules épineuses des ajoncs et des ronces. Les bruits couraient que le bâtiment, occupé par des officiers allemands pendant la guerre avait été bombardé par les avions alliés en 1945, lors du débarquement. Une autre version en attribuait la destruction à des obus allemands pour marquer les esprits en guise de représailles suite à un acte de sabotage de la résistance contre un navire de l'occupant en mouillage au large de Penmarch.
 
 Ce souvenir m'est très pénible, je me sens coupable sans trop savoir de quoi. J'aurais dû venir, quitte à être jeté dehors, plutôt que ne rien faire et apprendre par la suite que j'aurais pu être utile à Minna. Malheureusement j'ai été d'une totale lâcheté. Ce reproche qui me taraude là, cinquante ans après, cette culpabilité héritée de maman, paix à son âme, est stupide et n'a pas lieu d'être puisque personne dans mon entourage n'avait songé à m'avertir, et pourquoi l'auraient-ils fait ces gens bien qui composent le cercle de mes proches ? S'ils parlaient à voix basse et que la conversation se taisait à mon arrivé, j'avais bien compris que c'était en rapport avec mon papa, et qu'il valait mieux rester dans le silence.
 
 En retrait, une construction plus modeste, les dépendances sans doute, semblait intacte, ce qui écartait la thèse d'un bombardement aérien. Le bleu écaillé, délavé de la porte et des fenêtres maintenues fermées par des chaines et verrouillées par de petits cadenas, aurait mérité un ponçage énergique suivi de nouveaux coups de pinceaux.
 ' Salauds, traîtres, vendus, sorcière...' les années n'étaient pas parvenues  à  gommer les graffitis haineux affichés sur la chaux blanche des murs criblés d'impacts de balles. La libération avait libéré aussi les bas instincts de certains courageux anonymes avides de vengeance qui avançaient, sans preuves, des rumeurs de coucheries avec l'occupant là où une réquisition  obligeait d'héberger celui-ci.
 
 Je dénichai, sans  difficulté le chemin creusé dans le sol, emprunté par Minna pour rejoindre son terrain de jeu préféré, au pied de la falaise, où, sur quelques trous d'eau oubliés par la marée retirée, somnolait, comme repu, Le Steir, gros poisson  luisant de vase, visqueux et gluant. La ria coupait le paysage en deux jusqu'à la mer qui faisait entendre son interminable grondement sourd, on parlait de rive droite et de rive gauche.
 Les mouvements du sable avaient-ils réduits la falaise comme on fait d'une voile ? Les images gardées en mémoire par le garçon d'à peine 12 ans, en culottes courtes étaient-elles tronquées? J'avais l'impression, exagérée, d'être un géant dans un décor de pygmées.
 Chaque endroit possède ses propres senteurs. Plus que le décor, c'est l'odeur indéfinissable, mélange d'alluvions, de vase, de sel, de mer, d'eau  stagnante, de putréfaction du varech, de pourrissement d'herbes hautes, du suintement des parois humides....qui réjouissait mes narines.
Ces effluves, odeurs de mon enfance, me criaient avec insistance, comme le ballet des mouettes tournant au dessus de ma tête, que j'avais passé l'âge de bourlinguer, que le temps était venu de poser mon sac, de faire mon nid et que de toute évidence c'était par ici, à Plobalesco, dans ce petit coin du monde où je me sentais si bien, et non ailleurs que je devais jeter l'ancre et me fixer.
  Perdu dans mes pensées, mes pas me guidèrent malgré moi jusqu'à la chaise de la sorcière. Adossé à ce rocher que l'érosion avait vaguement sculpté en forme de siège, l'imagination faisant le reste, les images de notre première rencontre défilèrent. Avec émotion, comme si le temps avait fait marche arrière, je revis cette sorcière de Minna assise là, sur cette pierre baptisée par elle-même la chaise de la sorcière.
- Halte là matelot ! Le jeune imprudent s'est-il égaré, ou il aura décidé de mettre en colère les âmes des revenants qui se reposent là, dans le cimetière des bateaux, en attendant la nuit où on les entend hurler, les damnés, comme des loups avec le vent ? Me cria une voix qui forçait le ton pour paraître plus virile, me sembla-t-il. Approche et montre moi ton panier que je voie ce que tu nous as volé.
 J'allais sur mes onze ans et il en fallait peu pour m'impressionner, mais là, ce personnage, genre pirate, que je distinguais mal à cause de la clarté qui me brouillait la vue, affublé d'une moustache, d'un bandeau noir sur l'œil gauche, trônant sur un rocher en forme de fauteuil, s'adressant à moi pour me réprimander, c'était trop fort.
 Fortement intimidé, je tendis, penaud, mon panier d'osier en balbutiant des excuses pour les revenants.
 Me retenant pour ne pas pleurer, d'une voix chevrotante j'expliquai que, les yeux rivés sur le sable mouillé de la grève pour repérer les trous indiquant la présence des rigadels, j'avais dépassé la plage de Kersauz sans même le savoir, ajoutant que c'est le hasard qui m'avait conduit si loin. La réponse arriva cinglante.
- Le hasard ! Quel hasard ? Rien n'arrive par hasard. Tout obéit comme à un plan caché, impossible à déchiffrer pour le commun des mortels, mais immuable, me répondit la voix qui avait perdu de son agressivité.
'Rien n'arrive par hasard…'interloqué par l'écho des mots inhabituels, plus percutants que des insultes, qui résonnaient à  mes oreilles, j'avais déjà tourné les talons, la tête basse, me retenant pour ne pas courir quand une main légère comme un oiseau se posa sur mon épaule.
- Ton panier, Tu as oublié ton panier. Tu n'as pas trouvé beaucoup de Cerastoderma edule, dis-moi !
- C'est pas des cerasto je ne sais quoi. C'est juste des rigadels.
- D'autres les appellent des rigadeaux ou encore des coques, mais le nom savant c'est cerastoderma edule. Suis-moi nous allons le remplir en un rien de temps ton panier.
 Le soulagement après une grande frayeur ? Sans doute. Instinctivement, obéissant à une soudaine pulsion  je déposai une bise sur la joue qui rougit de confusion, troublée par cet élan de tendresse spontanée.
- Mais t'es une fille. Pourquoi tu t'habilles comme un garçon ?
- Tu es trop jeune pour comprendre.
Cette nuit-là fut particulièrement agitée. D'étranges personnages ailés, dépourvus de tête, les âmes des revenants, échappées par ma faute, me poursuivaient pour que je leur ouvre les portes du cimetière des bateaux qu'elles devaient regagner avant le lever du jour sous peine d'être condamnées à errer pour l'éternité. Je leur criais : c'est pas moi, c'est le hasard. Demandez à Minna ?
- C'est qui Minna ? Questionna maman le matin de cette pénible nuit peuplée de personnages fantastiques et hantée par d'horribles cauchemars.
 J'ai  résisté une semaine entière à la tentation de dépasser la plage, et arriver, par hasard, dans la crique où Minna ne cachait pas son plaisir de retrouver un compagnon de jeu docile, peu contrariant et réellement admiratif de son imagination débordante. J'écoutais en tremblant ses histoires terrifiantes, mais malgré ma peur, que je cachais du mieux que je pouvais, je n'aurais laissé ma place à personne.
 
- Pourquoi tu t'habilles comme les garçons ?
- Tiens des étrilles, fit-elle en glissant les petits crabes dans mon panier, ajoutant : Tu as déjà embrassé une fille ? Non ! Alors tu es trop jeune pour comprendre. Moi, des amoureux j'en ai eus des tas et des tas, bien plus que ton panier peut contenir d'étrilles.
- Wouah ! Mais ?
 - Mais ce qu'ils voulaient tous, ces garçons vicieux, c'est toucher mes nibars.  Pour le reste… Elle leva son pull et me prit la main qu'elle posa, sans plus de manière sur le dôme de son sein. Il était moelleux, doux et chaud comme un nid de sterne.
- Et alors ?
- Et alors quoi ?
- Tes amoureux ?
- Oh ceux-là. Je les ai tous envoyés paître.
- Et alors ?
- Alors, les bruits ont couru que déçus et vexés par mon indifférence, de désespoir, certains ont définitivement quitté la région, d'autres auraient choisi de rentrer dans les ordres et enfin les derniers, les plus désespérés, se seraient pendus à une corde accrochée à la croix des amoureux que tu vois là-bas de l'autre côté du Steir.
  Je passai une bonne partie de cette nuit-là à courir à toutes jambes devant la corde que Minna, dans mon rêve, lançait comme un lasso pour me pendre à la croix des amoureux. Sans oser l'avouer je commençais à l'être un peu, moi aussi, amoureux de Minna.
- C'est qui Minna me demanda maman, mécontente d'être à nouveau réveillée en pleine nuit par mes cauchemars.
Son intention n'était ni de m'impressionner, ni de me faire peur, elle débordait d'imagination, et moi je ne marchais pas, je courais. Intarissable, elle racontait ses histoires sans penser que l'écho de ses paroles venait bousculer la partie fragile de mon émotivité, laquelle attendait mon sommeil pour projeter mes angoisses sur l'écran noir de mes nuits blanches où elles devenaient cauchemars perturbant mes nuits et celles de maman.
 La liste est longue de mes sommeils perturbés par ses histoires :
  Les cris horribles des naufragés trompés par des feux allumés la nuit par des pilleurs d'épaves qui fracassaient leur navire contre les dents noires des rochers de Men Du. Cauchemars.
 Les grincements des essieux de la charrette de l'Ankou, ce sinistre personnage légendaire, guidant son lugubre attelage la nuit pour désigner de sa faux le prochain mort. Cauchemars.
 Les korrigans, espiègles lutins qui peuplaient la lande, tout près de la maison où nous habitions maman et moi…
 
   Le clapotis des vagues vint me lécher les pieds, annonçant la montée de la marée et la fin de ma rêverie. Des cris d'enfants achevèrent la sortie de ma torpeur.
Ouh ! La sorcière ! Ouh ! La sorcière, hurlaient des garnements en lançant des pleines mains de sable mouillé vers l'enchevêtrement d'une poignée d'épaves que nous appelions  le cimetière des bateaux.
 Au bénéfice de l'effet de surprise, avant qu'il ne s'échappe, j'en saisis un par le lobe de l'oreille. Celui-ci se débattait pour se dégager, comme un asticot au bout d'une ligne.
- Un bon coup de pied aux fesses et vous pouvez le relâcher, me cria une voix que j'aurais reconnue entre mille. La stupeur me foudroya sur place.
 Engoncée dans une salopette bleue qui soulignait quelques rondeurs, la silhouette s'appliquait à peindre la coque en bois d'une barque accoudée à une béquille.
Trop bouleversé, je m'efforçai de garder mon sang froid pour sortir une banalité :
- Une bien belle embarcation que vous avez là. Je ne saurais dire pourquoi mais elle me fait penser à un oiseau blessé.
 Le visage, buriné de rides trahissant un caractère trempé et peu commode, qui se tourna vers moi, resta figé d'étonnement.
- Ta voix a mué, mais elle est restée claire et naïve, fit-elle. La violence de l'émotion se lisait sur son visage douloureux qui se voila d'un rideau de larmes. J'ai cru un instant qu'elle allait s'effondrer dans la vase comme le pinceau échappé de ses mains, Elle éprouva le besoin de s'asseoir, je l'aidai à rejoindre le banc qui l'attendait à l'ombre sur le sable sec de la crique.
- Ça va mieux ? Tu es souvent prise à partie de cette façon par les mômes ?
Sa voix d'abord crispée se détendit :
- 'Un oiseau blessé'.  C'est curieux que tu dises ça  à ce moment précis, parce que, figure-toi, je passe des heures à observer les animaux. Ils vivent comme la nature l'a prévu, ils ne me dérangent pas. C'est la méchanceté gratuite des humains qui me désole.
 Son regard exprimait une grande souffrance, puis, comme si elle voulait tourner une page difficile, elle ajouta :
- J'ai toujours gardé une place pour toi, bien au chaud dans un coin de ma mémoire.
- Le  temps m'a appris à garder l'espoir sans lui accorder une confiance illimitée, j'ai toujours espéré te retrouver un jour. Je craignais le pire, aujourd'hui je suis un homme comblé. Levant les yeux, mon regard s'arrêta sur la silhouette grise de la croix des amoureux qui étendait ses bras, je lui trouvai des allures de gibet. La désignant de l'index je dis : et tes amoureux ?
- Arrête ! Des inventions pour t'impressionner, il n'y a eu que toi, ta timidité un peu gauche avait un côté attachant.
Le silence qui suivit avait quelque chose de magique, un vrai moment de grâce. Dans la monotonie de la grisaille ambiante le vent écarta les nuages, alors le soleil s'engouffra dans l'ouverture pour faire jaillir des éclats bleus de la voilure d'ardoise des maisons.
- Elle n'est pas belle la vie ? Il y a longtemps que je n'ai pas été aussi heureux.
- Moi de même. Habituellement, le bonheur, comme le sable, me file entre les doigts sans jamais s'arrêter, fit-elle. Il ne faut sans doute pas le chercher, le bonheur, mais juste prendre la vie comme elle est, le mieux possible et il arrive comme aujourd'hui, de lui-même, paisible, le bonheur.
- C'est beau ce que tu dis, je n'en reviens pas que tu sois là assise à mes côtés. Qu'est-ce qu'on est bien nous deux. J'ai si souvent rêvé à ce moment.
 Nous retournâmes dans un autre silence. Sur la toile de l'autre rive le tapis du sol, coloré d'or par les genêts en fleurs, s'agrémentait  des tâches mauves des bruyères. Dès que nos yeux, quittant le paysage se rencontraient, un sourire flottait sur nos lèvres, se demandant s'il ne rêvait pas.
- Si tu es disponible, et si  tu en as envie, on pourrait essayer un bout de route ensemble. Qu'en penses-tu ?
- Je n'osais pas te le proposer, craignant le ridicule, pourtant j'en meurs d'envie, avec mélancolie elle ajouta : seule, je suis désespérément seule.
- D'accord mais avant d'être ensemble, j'ai une formalité à remplir. J'ai promis à maman, sur son lit de mort, de te dire que je ne me laisserais pas mener par le bout du nez. Après avoir tout fait pour m'éloigner de toi, elle était persuadée que je te retrouverais.
 Je sortis de mon porte feuille une page froissée, je la  dépliai, la lissai. Ne parvenant pas à garder mon sérieux ma lecture fut entrecoupée de petits rires : "  Prêt, je suis prêt et neuf malgré mon âge, prêt pour repartir pour une autre vie, la vraie vie, pas celle où on laisse la barque dériver avec un coup de godille à bâbord, un autre à tribord pour éviter les écueils. Non ! Une vie avec un cap que j'aurai moi-même choisi et non pas imposé par les autres.
 S'appuyant à mon épaule, après avoir compris que je faisais semblant de lire une ordonnance médicale, un sourire malicieux traversa son visage.
- Bravo, tu as de l'humour, on devrait pouvoir s'entendre, ta maman aurait été fière de toi, j'applaudis des deux mains, mais ton raisonnement ne vaut que si tu es seul à bord. Deux passagers dans la barque et ça ne tient plus, surtout  quand il s'agit de deux navigateurs solitaires comme nous. J'ai tellement l'habitude de mener ma propre barque, je veux bien discuter du cap à tenir, même si, désormais, par lassitude, je suis assez tentée de rester définitivement à quai.
 - Et bien, madame n'a pas le moral, il était temps que j'arrive, je me trompe ?
- Il y a du vrai, mais ne t'inquiète pas, ça va aller. Ton arrivée est un soleil qui réchauffe et fait un bien fou. Dans l'immédiat, je propose de déboucher  une bonne bouteille pour fêter nos retrouvailles.
- Mais où habites-tu ? Le château est en ruine.
- Je n'ai jamais habité le château, mais les dépendances avec maman. Et oui, comme toi, il y avait un mystère sur l'identité de mon papa.
- Deux petits bâtards ? Nous sommes deux petits bâtards. Ça alors, je n'en revins pas. Toi ! Princesse une... Allons porter un toast aux retrouvailles des deux bâtards. Ça alors !