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Le père vert
Il rectifiait sa
pose à chaque crissement des graviers laissant deviner l'arrivée d'un
promeneur. Faussement décontracté, il se tenait alors
négligemment assis sur le banc de bois : les jambes croisées, les coudes sur le
dossier à hauteur des épaules, les mains relâchées pendaient dans le vide. Dans sa bouche le bâtonnet d'une sucette naviguait d'un côté
à l'autre de ses lèvres suivi d'une bosse qui venait gonfler sa
joue.
Sur le siège les couleurs
vives du sachet des confiseries avaient déjà attirées l'attention d'un
jeune garçon à vélo qui disparu, avalé par les arbustes cachant le premier
virage du sentier. L'appât avait fait son effet, le coup de pédale était moins
rapide lorsque le jeune cycliste repassa devant le banc. Le troisième passage
s'avéra le bon. Vaincu, l'enfant mit pied à terre. La tentation était trop
forte, le piège se referma sur sa gourmandise : -S'il te plait
Monsieur, tu peux me donner une Chupa Chups ? - C'est quoi une Chupa je ne
sais quoi ? - Ça, fit-il en montrant de l'index l'objet de sa
convoitise. - Moi j'appelle ça une sucette. Mais dis-moi, petit gourmand, ta
maman ne t'as pas prévenu que c'est dangereux de parler à des inconnus - Et
pourquoi, il ne faut pas parler aux inconnus ? - Je pourrais peut-être un
bandit, un pervers. - Les bandits ne mangent pas des sucettes, d'abord, et si
tu me dis ton nom, monsieur le père vert, tu ne seras plus un inconnu. Alors je
pourrai te demander des sucettes. - Et bien ! Bravo mon garçon. Tu es
un malin toi ! Jean, je m'appelle Jean, dit le vieil homme en tendant une main
tremblante tavelée de marques de vieillesse. La sucette rouge au goût de fraise,
ça te va ? Prends-là, tu l'as bien méritée. Ton prénom à toi, c'est Maxime. Pas
vrai ? - Tu me connais ? S'étonna l'enfant. - Disons que je sais deviner
des choses, rusa le vieil homme après avoir lu le prénom sur la gourmette de
métal blanc qui entourait le mince poignet. Les présentations son faites, nous
ne sommes plus des inconnus. Viens t'asseoir sur mon banc, tu es mon
invité. - Il n'est pas à toi le banc. Il est à tout le monde. - Un peu à
moi quand même, vu que j'y ai passé la nuit. - Tu as dormi sur le banc comme
un clochard. Tu es un clochard ? demanda, outré, l'enfant d'une voix où pointait
le dégoût. - Non, je ne suis pas un clochard, même si j'en ai l'apparence
avec mon visage mal rasé et mes vêtements froissés. En vérité, je me suis
évadé de la maison de retraite. - Wouah ! Trop fort. Tu as escaladé les murs
pendant que les gardiens dormaient dans les miradors comme dans les films à la
télé. Pourquoi tu t'es évadé, monsieur ? Le vieil homme ne jugea pas utile de
contrarier l'imaginaire de l'enfant. - J'avais besoin de liberté,
confia-t-il. C'est plus fort que moi, parfois les habitudes me pèsent, alors,
pour fuir la tristesse qui habite les yeux vides de mes codétenus, pour échapper
aux interminables nuits sans sommeil avec pour seul ciel le plafond, je prends
la poudre d'escampette. - Il n'y a pas la télé à la maison de retraite ? -
Si, bien sûr qu'il y a des téléviseurs, certains sont même allumés toute la
journée. - Mais
alors ? L'incompréhension se lisait sur les traits juvéniles, persuadé pour que
le petit écran chassait l'ennui, comme le chat les souris.
- Les plus belles images
du monde, ses incomparables couleurs je les ai trouvées ici, assis sur ce banc
inconfortable. Regarder le paysage toujours renouvelé de la Loire,
sentir les odeurs du fleuve, de la végétation qui l'entourent. Toucher l'herbe,
les plantes, les arbres. Ecouter les différentes musiques présentes
partout - Quelles musiques ? Fit l'enfant. - Ne me dit pas que tu
n'entends pas la tourterelle qui roucoule dans le plus haut des arbres où elle a
fait son nid. L'enfant se concentra et finit par admettre qu'il entendait
quelque chose. Les gloussements des poules d'eau, les canards qui barbotent
en familles à proximité du rivage, tu ne les entends pas non plus je suppose.
Les sifflements des merles qui nous font nous retourner, tant ils semblent nous
être adressés… - Bon, d'accord je les entends, mais qu'est-ce que ça change,
tu as le son mais ton image, elle, ne change jamais, remarqua l'enfant sûr de
son fait. - C'est là que tu te trompes. C'est moins rapide que les séries
américaines, je te le concède volontiers. Mais c'est des couleurs plein les
yeux, autre chose que l'écran plat le plus sophistiqué. Il possède la haute
définition mon écran géant, avec un nombre infini de pixels. Moi, je l'appelle
la totale dimension, assura-t-il, fier de sa trouvaille - Ton écran est
peut-être super mais le programme est trop nul, il n'y a rien à voir, il
ne se passe rien. - Tu te trompes, ça tourne plutôt au ralentit, mais observe
bien le léger frémissement de l'eau. Vois le sens du courant qui l'anime. L'eau
se dirige vers la gauche, traverse Nantes où l'arche des ponts lui fait un
triomphe. Elle déserte son lit comme aimantée par la marée basse de
l'océan Atlantique qu'elle rejoint à Saint Nazaire. En quelques heures les
rives vont se découvrir et il ne restera qu'un mince filet d'eau au milieu de la
vase grise du lit de la rivière où les hérons guetteront, stoïques le
passage des poissons qu'ils pêcheront à l'aide de leur long bec jaune. Les
mouettes, elles, fouilleront la vase à la recherche d'un vers et mêleront leurs
cris joyeux aux autres à chaque prise de bec. Douze heures plus tard
environ, l'eau remontera vers la droite direction Angers et occupera à nouveau
toute sa place dans le lit de la rivière. - Douze heures, c'est quand même
long pour un documentaire. - Pour la marée, c'est immuable, c'est la lune qui
commande, mais dans le même temps le spot du soleil s'occupe du décor. Il peut
éclairer le ciel bleu qui se baigne dans l'eau au milieu de l'éclat cuivré des
reflets, ou alors, il choisit de se cacher derrière le rideau opaque ou
transparent de la toile des nuages pour s'amuser de la palette de ses couleurs.
Les caprices du vent jouent, eux, avec la chevelure verte des arbres, et
miracle, quelquefois, quand le soleil brille en même temps qu'il pleut, apparaît
un magnifique arc en ciel. Un arc coloré par des crayons de couleur avec, en
partant de l'extérieur le rouge, puis le orange, le jaune, le vert, le
bleu, et pour terminer le coloriage, le violet à
l'intérieur. La voix du vieil homme se fit soudain plus
grave pour alerter son jeune voisin d'un danger imminent. - Attention,
séquence danger en direct du banc. Mais pas de panique, je suis là et je gère.
Je t'explique la situation : une abeille, attirée par le sucre de ta
chupa, rode autour de ton visage. Reste immobile pour l'instant, mon
garçon, n'ouvre surtout pas la bouche, et pas de geste
brusque. Apeuré, celui-ci se réfugia contre le vieil homme qui
frissonna. Ses grands yeux ronds voilés de larmes louchaient pour tenter
d'apercevoir l'insecte qu'il imaginait naviguer autour de son nez. Puis
après un moment, qui lui paru une éternité, le bourdonnement de l'insecte
s'éloigna. - C'est bon, tu es sauvé, tu as échappé à la piqure.
Regarde-la, l'abeille butiner le nectar sucré des pétales jaunes
brillantes d'un bouton d'or. Ce nectar sucré servira à la fabrication du miel.
Tu vois que sur mon banc, le programme peut être chargé, qu'il se passe toujours
quelque chose. Sais-tu par exemple que le soir quand le soleil se
couche, les fleurs se referment, comme si elles baissaient les stores pour
dormir sans être dérangées par les insectes. Elles ouvrent à nouveau leurs
pétales le matin pour saluer le soleil. L'enfant, fasciné,
buvait les paroles du vieil homme lui faisant l'éloge de la nuit. Pour
celui-ci le spectacle de la journée n'était rien à côté de la féérie qu'offrait
la nuit. - La nuit est magique. Dès que le soir tombe, une teinte laiteuse
bleuâtre semble flottée, comme suspendue au dessus de la rivière. C'est le
moment choisis par les lapins pour sortir gambader en famille avant de regagner
leurs terriers pour la nuit. J'en ai compté plus d'une centaine un soir, tous
visibles de mon banc. C'est impressionnant, une centaine de queues blanches qui
détalent au moindre bruit ou à l'approche d'un chien. Puis, les lapins
couchés, les couleurs s'estompent pour disparaître presque totalement sous le
manteau des ténèbres. La lune, gardienne des étoiles, promène son halo lumineux
dans l'espace du ciel. Les nuages jouent à cache-cache avec le disque jaune de
la lune, ouvrant ou obstruant les vannes de la luminosité, afin qu'aucune nuit
ne soit semblable à la précédente. Connais-tu les constellations ? Non !
Cassiopée, ça ne te parle pas ? Alors pour le nom des étoiles, Merak, Alioth,
Sirius ou Naos inutile d'insister. Rassure-toi, je ne les connais pas toutes,
Il y en a des milliers de points lumineux. Reconnais qu'il est
seulement dommage que les enfants ne puissent pas sortir pour regarder le
spectacle gratuit du ciel, alors que personne ne trouve rien à redire quand la
télé est allumée pendant des heures. Quel gâchis, surtout que la prochaine nuit,
sans lune et sans vent est idéale pour observer le ciel qui se lit comme un
livre ouvert à la bonne page. - Tu m'apprendrais grand-père à lire les
étoiles, les constellations. Je pourrais voir les centaines de lapin, moi aussi
? Le mot grand père lui était sorti de la bouche naturellement,
affectueusement. - Et qui pourrait t'en empêcher mon garçon. - Maman, je
la connais, ne voudra jamais que je sorte la nuit. - Bien sûr, et c'est
normal. Elle est dans son rôle de maman. Maintenant c'est à toi de voir.
Réfléchis, c'est ce soir ou jamais que le ciel se lit comme un livre
ouvert.
L'idée de l'aventure
faisait son cheminement dans l'esprit du jeune garçon. Une certaine excitation,
cocktail mêlant la peur, le doute et l'envie d'aller au bout du rôle de fugitif
qui ferait de lui un héros. Le plan mis au point sur le banc était simple
mais devrait s'avérer efficace : faire semblant de dormir, puis rejoindre, le
cœur battant, la cuisine pour dérober des provisions, un paquet de biscuits et
quelques fruits, c'est qu'il faut manger pour garder l'esprit vif et les yeux
ouverts. Quitter la maison sur la pointe des pieds. S'éloigner de quelques pas
avant d'imiter le hululement du hibou auquel un autre hibou répondrait puis le
voyage vers le banc, main dans la main pour ne pas se perdre dans le noir. -
As-tu une dernière question mon garçon ? - Oui ! Euh ! Voilà. C'est quoi un
père vert ? - Ben c'est un monsieur, comment dire…. - C'est un monsieur
qui se préoccupe de l'écologie ? - Voilà c'est exactement ça. je n'aurais pas
trouvé meilleur définition. C'est un monsieur soucieux de l'écologie. A ce soir
mon garçon.
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