'Tout le monde n'a pas la chance de Balavoine, Michel Berger et
quelques autres de mourir jeune et en bonne santé. 'Avait répliqué Violette
Retancourt, sa collègue de boulot, dans l'avion volant au dessus de
l'Atlantique. Aucun indice sur son visage n'indiquait si elle faisait de
l'humour noir ou non.
Il retourna s'abandonner au doux massage
bienfaisant des rayons du soleil. Portant son bol de café noir à ses lèvres, son
regard ténébreux s'attarda sur le cadre posé contre le mur en
lambris coté tables, par opposition au coté fourneaux où officie d'ordinaire la
patronne, le comptoir séparant symboliquement les deux parties. Salle
initialement prévue pour cuisiner, une table fut ajoutée pour les petits
déjeuners de la pension de famille à la demande des deux ou trois bûcherons
logeant ici en saison creuse.
'Pour être plus près de la patronne' avaient
argué les travailleurs.
Si c'est pour
la convivialité, alors je suis pour, répondit flattée, la charmante
quinquagénaire en épongeant la sueur perlant sur sa face
rouge, pas mécontente d'avoir à qui parler dans cette grande cuisine où,
malgré la radio activée dès son arrivée, elle se sentait souvent seule. Une
seconde puis une troisième table suivirent pour rassasier la demande de
convivialité.
Seul, il l'était à cet instant et ce n'était pas pour lui
déplaire. La solitude, Adamsberg l'avait apprivoisée, cultivée et
entendait jalousement en rester le maître.
Il remarqua pour
la première fois, depuis deux semaines qu'ils logeaient là, que la vue de la
photo en noir et blanc du cadre sur le lambris ressemblait au paysage s'étalant
devant lui. Un cliché pris de cette fenêtre il y a de nombreuses années.
Conclut-il.
On y voyait Le Saint Laurent serpentant à
travers la campagne avant de disparaître derrière une dense forêt
d'érables. Le cliché, comme la vue, s'arrêtait là, coupant le bois à la
verticale. Rêveur, il imagina la suite … le fleuve musardant, mécontent de
coucher dans le lit souillé de ses rives envasées, sortait de la forêt
requinqué, ragaillardi, paré pour son entrée, quelques longueurs plus loin, à
Montréal où la ville lui réservait un accueil triomphal sous l'arche de
ses ponts. Pour remercier badauds nonchalants, marchands ambulants et autres
amoureux enlacés, le Saint-Laurent, reconnaissant, léchait les quais en
pierres avec la langue humide de ses clapotis.
Toujours perdu dans ses
pensées, le nez penché vers le reste de café du fond du bol comme si
celui-ci pouvait lui prédire l'avenir. Il se surprit à fredonner malgré lui :
'Noir c'est noir', ce qui eut pour effet de le ramener à la réalité de sa
présence sur le sol canadien.
Paris, la nuit, cinq
ans en arrière, pas de trou noir, le souvenir est intact. Un 14 février, le soir
de la saint Valentin, le resto, les fruits de mer copieusement arrosés d'un
muscadet sur lie de grande cuvée. Le tête à tête en amoureux, elle est si belle
Camille. Il lui dit que son visage d'une blancheur d'albâtre délicatement
porté par le cou gracile sortant du col noir de son chemisier agrémenté d'un
foulard rouge, lui fait l'effet d'une magnifique rose blanche posée sur sa
tige sortant de la courbe d'un vase fin destiné à une unique fleur. Il a
rarement autant parlé. Rougissant, elle lui répond 'qui dit rose doit penser
épines.' Des regards gourmands aux mains avides des mains de l'autre sur la
nappe, le repas et les préliminaires terminées .Taxi ! Vite. Y a
urgence.
C'est son appart le
plus proche. La porte d'entrée claquée sonne le départ. Les vêtements
défaits jetés à la hâte, ils plongent nus sur le lit, comme dans une piscine
et aussitôt commence la voluptueuse contorsion des corps mêlés. Les
paroles douces, une fois les brûlures du désir assouvies.
Un rêve étrange et doux dans un
sommeil apaisé : sur un lit estrade dans une chambre concert, eux, deux éminents
solistes, deux virtuoses exécutant un concerto en dos majeur à quatre
mains. L'archet sensible de l'un glisse sensuel sur le corps violoncelle de
l'autre. Les soupirs du désir montent crescendo jusqu'au final de la
symphonie, les râles du plaisir, puis l'apaisement. C'était
trop beau. Il réalise que la musique qui se répand dans le noir de la chambre
est l'air de l'aigle noir de Barbara, la sonnerie de son portable.
Contraint d'éclairer son chevet pour dénicher le
téléphone resté dans la poche de son pantalon, Il répond : j'arrive, à voix
basse à son interlocuteur qui lui apprend la découverte d'un cadavre, rue de la
peste noire dans le 15ème. Camille, assise sur le lit, les yeux noirs des
mauvais jours en partie cachés par ses cheveux défaits le regarde s'en
aller.
. Sept cadavres en trois ans, sept prostituées de couleur, avec à
chaque fois sur le terrain, l'immuable scénario : la nuit, un recoin sombre
presque le noir complet. Dans la mare de sang près de la tête de la
victime sauvagement agressée, un mot : 'Je broie du noir'.
Toutes les
hypothèses sur l'identité, le profil, les motifs des agissements du tueur, puis
son silence depuis bientôt deux ans, sont passées au crible dans les Brain
storning hebdomadaires des bureaux de la police, comme dans les médias,
bistrots, écoles, familles … .L'inefficacité de la police est montrée du
doigt. Lui, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg s'attend au pire. Le
président de la république en personne filmé, à son insu, par une batterie de
micros et caméras, dans une colère noire, annonce des sanctions, réclame des
têtes pour manquements et prononce lui-même, sur sa lancée la sentence, la peine
la plus lourde.
Le soufflé des débats retombé, le dossier restait
ouvert comme la rancune du commissaire réveillé quatre fois sur les sept en
pleine nuit, avec une conquête différente, par la musique de l'aigle noir.
Il avait été jusqu'à la remplacer, par superstition, par une musique de Noir
désir. A la réaction de la duettiste de cette nuit-là, il était revenu à l'aigle
noir.
Puis un beau matin. A peine le temps d'ouvrir la porte vitrée de son
bureau que son adjoint Danglard, s'assied sur une des deux chaises qui
font face au fauteuil de cuir noir de son bureau. Sourire aux lèvres celui-ci,
débarrassé de l'odeur de vinaigre qu'empeste son haleine les lendemains de
gueule de bois, c'est-à-dire souvent, est porteur de nouvelles toutes
fraiches. Montrant la chemise cartonnée étiquetée' Je broie du noir'.Il
lui raconte la teneur de l'appel téléphonique du GRC, la Royal
Canadian Police. IL est chez eux, de l'autre côté de l'atlantique, se
frotte les mains Danglard. Deux cadavres pour l'instant et ça leur suffit, ils
demandent, avec insistance, l'assistance de leurs homologues français de toute
urgence pour mettre fin à la série noire en cours, redoutant l'hécatombe. Ils
nous appellent à la rescousse après avoir vu, sur le fichier international les
dégâts du tueur chez nous. 'Vous pouviez-vous pas l'garder chez vous,
Tabarnak, ce cré maudit.' avait dit avant de raccrocher l'officier de
police canadien
C'est ainsi qu'un beau matin dans l'aéroport
Montréal-Trudeau, noir de monde, le lieutenant Violette Retancourt, du haut de
son mètre quatre vingt cinq, leur montre à l'inspecteur Danglard et
lui-même, une pancarte noire sur laquelle est écrit à la craie 'Je
broie du noir'. Le sergent Laventure comprenant qu'il tient là ses
passagers se précipite vers Retancourt pour la soulager de ses bagages 'laisse
donc ce mâle-ci porter tes sacoches, la blonde, tu veux-tu ? Tu
m'récompenseras d'un bec'. Fait-il. A Paris elle lui aurait répliqué
sèchement :' 'Lieutenant Violette Retancourt si ça ne t'écorche pas la
gueule.'
Elle se contenta de hausser les épaules et, soulevant ses bagages
sans efforts, demanda narquoise: 'Où donc que tu as-tu rangé ton char, bonhomme
que j'y benne mes sacoches
Ils se regardèrent, pantois avant
de marcher sur les pas de Retancourt qui suivait Laventure. Celui-ci se frayait
un passage dans la cohue, portant son panneau à deux mains, les bras tendus
devant lui à la manière d'un sacristain portant un crucifix
Prendre le pouls de la ville, la flairer, la sentir, la
toucher, découvrir qu'elle n'est pas toute blanche le jour ni totalement noire
la nuit. C'est là leur job, fouiller dans la puanteur des entrailles du
côté sombre. Au Canada comme partout ailleurs existe des quartiers chauds
où les cœurs comme les corps laissent des plumes, se brulent les
ailes.
Camille a du mal à les encaisser, ces
appels qui dérangent leur sommeil, qui s'immiscent dans leur vie intime. Un
cadavre pour elle, s'il est mort, il peut attendre le lendemain.
Pas facile la vie à deux pour deux êtres si
indépendants. Difficile de vivre avec une artiste hyper sensible, ne lui avait
pas caché Camille, violoniste de renom. Toujours à vouloir vous donner le la, à
se la jouer solo ces égocentristes de la partition, vous autorisant tout au plus
à tourner les pages sur le pupitre. Ne restez pas dans leurs pattes les soirs de
concert, sinon gare aux coups de griffe, tout les énerve, surtout vous, la tête
de turc de proximité.
Les traces de griffure
sur le dessus de ses mains ce n'est pas Camille, c'est à son chat noir qu'il les
doit. Il lui porte malheur ce matou, lui pourrit la vie. Quand ils partent
ensemble pour quelques jours Danglard accepte le chat et c'est mutuel.
Pour lui c'est dos tourné et poil dressé quand pour l'autre c'est ronronnements
de plaisir et poil noir brillant frotté contre le bas du pantalon. Danglard on
peut dire ce qu'on veut mais les gosses comme les chats, noirs ou blancs,
il prend en garde et bien. Pas besoin de hausser le ton, il sait y faire. A côté
de ça, planquez les bouteilles d'alcool, pas de reste dans les verres comme dans
les bouteilles. Il faut vider ? Il se dévoue.
Il n'a
pas marché une seconde quand Danglard lui a dit de ne pas l'attendre ce
dimanche matin pour le p'tit dèj, qu'il allait à l'office religieux avec les
autres, les trois pensionnaires partis en voiture avec la patronne. Laventure
venu, par hasard, en voisin prenant Violette et Danglard dans son char. A la
messe Danglard ? Au bistrot, sa chapelle à lui, qu'il doit être. Pour les
besoins de l'enquête va-t-il se défendre, comme d'habitude, comme à chaque fois,
pourquoi mentir ? Tout le monde sait qu'il est alcoolique.
Deux semaines qu'il est sans nouvelle de Camille. Il ne broie pas encore du
noir, mais une petite inquiétude le titille quand à chaque appel il tombe sur sa
messagerie. Sera-t-elle à Paris à son retour ? Partage-t-elle son lit, sa vie
avec un tiers ? Ne plus voir ses doigts sauterelles danser sur les touches
blanche et noir du piano, quel vide ! Il ne peut plus se cacher, elle lui
manque terriblement.
Des bruits de moteur qui se taisent, des portières qui
claquent. Parmi les voix qui lui parviennent, il reconnaît le ton jovial
de Laventure, qui se fait tendre pour Violette, celui blasé, haut perché
de Danglard. Encore saoul ? Il avait juré : j'arrête, pour les gosses.
La troisième voix est celle de Violette, tonique et pleine
de tendresse pour Laventure. Il croit entendre aussi comme le murmure d'un
ruisseau qui lui rappelle…Mais, non ! C'est impossible ! Je rêve, J'hallucine.
Il se précipite vers la fenêtre, enjambe le balconnet, saute du premier étage,
se fait mal aux coudes mais ne le sait pas, ne le sent pas. Ils se regardent,
s'embrassent, s'enlacent.
'Danglard ? Comment ? Pourquoi ?' bredouille Adamsberg en
laissant couler ses larmes.
'Je n'étais pas à la messe, pas au bistrot non
plus, tu vas être déçu, j'étais à l'aéroport. Tout est de ma faute, je voulais
faire voir la vie en rose à 'deux cœurs qui broyaient du noir en même temps,
pour la même raison, j'assume, les reproches sont pour moi. .
Arrête ! Tu es
génial ! Il n'y a pas d'autres mots.' Camille pleurait aussi.