Noirs  délices
 
 
 Il déplaça sa chaise pour l'installer dans le carré de soleil de la cuisine. La pièce ouvrait sur trois côtés, il passait donc son temps à décaler son siège autour de la table ronde, suivant la lumière comme le lézard fait le tour du rocher. Il posa son bol de café côté Est et s'assit dos à la chaleur.
 
  'Noir, c'est noir' se mit à hurler Johnny, dans le poste. Il se leva pour baisser le son de la radio posée sur le comptoir. Pas vraiment sa tasse de thé, Johnny. Il avait cependant éprouvé une condescendante pitié à la vue du rocker au journal télévisé, son blouson de cuir noir sur le dos,  assis dans un fauteuil roulant poussé par cette gourde de Laetitia.

'Tout le monde n'a pas la chance de Balavoine, Michel Berger et quelques autres de mourir jeune et en bonne santé. 'Avait répliqué Violette Retancourt, sa collègue de boulot, dans l'avion volant au dessus de l'Atlantique. Aucun indice sur son visage n'indiquait si elle faisait de l'humour noir ou non.
  
  Il retourna s'abandonner au doux massage bienfaisant des rayons du soleil. Portant son bol de café noir à ses lèvres, son regard ténébreux s'attarda sur le cadre  posé contre le mur en  lambris coté tables, par opposition au coté fourneaux où officie d'ordinaire la patronne, le comptoir séparant symboliquement les deux  parties. Salle initialement  prévue pour cuisiner, une table fut ajoutée pour les petits déjeuners de la pension de famille à la demande des deux ou trois bûcherons logeant ici en saison creuse.
'Pour être plus près de la patronne' avaient argué les travailleurs.
Si c'est pour la convivialité, alors je suis pour, répondit flattée, la charmante quinquagénaire   en épongeant la sueur  perlant sur sa face rouge, pas mécontente d'avoir à qui parler dans cette grande cuisine  où, malgré la radio activée dès son arrivée, elle se sentait souvent seule. Une seconde puis une troisième table suivirent pour rassasier la demande de convivialité.

  Seul, il l'était à cet instant et ce n'était pas pour lui déplaire. La solitude, Adamsberg l'avait apprivoisée,  cultivée et entendait jalousement en rester le maître.

 Il remarqua pour la première fois, depuis deux semaines qu'ils logeaient là, que la vue de la photo en noir et blanc du cadre sur le lambris ressemblait au paysage s'étalant devant lui. Un cliché pris de cette fenêtre il y a  de nombreuses années. Conclut-il.  
  On y voyait Le Saint Laurent serpentant  à travers la campagne avant de disparaître  derrière une dense forêt d'érables. Le cliché, comme la vue, s'arrêtait là, coupant le bois à la verticale. Rêveur, il imagina la suite … le fleuve musardant, mécontent de coucher dans le lit souillé de ses rives envasées, sortait de la forêt requinqué, ragaillardi, paré pour son entrée, quelques longueurs plus loin, à Montréal où la ville lui réservait un accueil triomphal  sous l'arche de ses ponts. Pour remercier badauds nonchalants, marchands ambulants et autres amoureux enlacés, le Saint-Laurent, reconnaissant, léchait les quais en pierres  avec la langue humide de ses clapotis.

Toujours perdu dans ses pensées, le nez penché vers le reste de café du fond  du bol comme si celui-ci pouvait lui prédire l'avenir. Il se surprit à fredonner malgré lui : 'Noir c'est noir', ce qui eut pour effet de le ramener à la réalité de sa présence sur le sol canadien.
 
  Paris, la nuit, cinq ans en arrière, pas de trou noir, le souvenir est intact. Un 14 février, le soir de la saint Valentin, le resto, les fruits de mer copieusement arrosés d'un muscadet sur lie de grande cuvée. Le tête à tête en amoureux, elle est si belle Camille. Il lui dit que son visage d'une blancheur d'albâtre  délicatement porté par le cou gracile sortant du col noir de son chemisier agrémenté d'un foulard rouge, lui fait l'effet d'une magnifique rose blanche  posée sur sa tige sortant de la courbe d'un vase fin destiné à une unique fleur. Il a rarement autant parlé. Rougissant, elle lui répond 'qui dit rose doit penser épines.' Des regards gourmands aux mains avides des mains de l'autre sur la nappe, le repas et les préliminaires terminées .Taxi ! Vite. Y a urgence.

 C'est son appart le plus proche. La porte  d'entrée claquée sonne le départ. Les vêtements défaits jetés à la hâte, ils plongent nus sur le lit, comme dans une piscine et  aussitôt commence la voluptueuse contorsion des corps mêlés. Les paroles douces, une fois les brûlures du désir assouvies.
 Un rêve étrange et doux dans un sommeil apaisé : sur un lit estrade dans une chambre concert, eux, deux éminents solistes, deux virtuoses  exécutant un concerto en dos majeur à quatre mains. L'archet sensible de l'un glisse sensuel sur le corps violoncelle de l'autre. Les soupirs du désir montent crescendo jusqu'au final de la symphonie,  les râles  du plaisir, puis l'apaisement. C'était trop beau. Il réalise que la musique qui se répand dans le noir de la chambre est l'air de l'aigle noir de Barbara, la sonnerie de son portable.

  Contraint d'éclairer son chevet pour dénicher le téléphone resté dans la poche de son pantalon, Il répond : j'arrive, à voix basse à son interlocuteur qui lui apprend la découverte d'un cadavre, rue de la peste noire dans le 15ème. Camille, assise sur le lit, les yeux noirs des mauvais jours en partie cachés par ses cheveux défaits le regarde s'en aller.
. Sept cadavres en trois ans, sept prostituées de couleur, avec à chaque fois sur le terrain, l'immuable scénario : la nuit, un recoin sombre presque le noir complet.  Dans la mare de sang près de la tête de la victime sauvagement agressée, un mot : 'Je broie du noir'.
 
  Toutes les hypothèses sur l'identité, le profil, les motifs des agissements du tueur, puis son silence depuis bientôt deux ans, sont passées  au crible dans les Brain storning hebdomadaires  des bureaux de la police, comme dans les médias, bistrots, écoles, familles …  .L'inefficacité de la police est montrée du doigt. Lui, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg s'attend au pire. Le président de la république en personne filmé, à son insu, par une batterie de micros et caméras, dans une colère noire, annonce des sanctions, réclame des têtes pour manquements et prononce lui-même, sur sa lancée la sentence, la peine la plus lourde.

  Le soufflé des débats retombé, le dossier restait ouvert comme la rancune du commissaire réveillé quatre fois sur les sept en pleine nuit,  avec une conquête différente, par la musique de l'aigle noir. Il avait été jusqu'à la remplacer, par superstition, par une musique de Noir désir. A la réaction de la duettiste de cette nuit-là, il était revenu à l'aigle noir.

 Puis un beau matin. A peine le temps d'ouvrir la porte vitrée de son bureau que son adjoint  Danglard, s'assied sur une des deux chaises qui font face au fauteuil de cuir noir de son bureau. Sourire aux lèvres celui-ci, débarrassé de l'odeur de vinaigre qu'empeste son haleine les lendemains de gueule de bois, c'est-à-dire souvent, est porteur de nouvelles toutes fraiches.  Montrant la chemise cartonnée étiquetée' Je broie du noir'.Il lui raconte la teneur de l'appel  téléphonique du GRC, la Royal  Canadian  Police. IL est chez eux, de l'autre côté de l'atlantique, se frotte les mains Danglard. Deux cadavres pour l'instant et ça leur suffit, ils demandent, avec insistance, l'assistance de leurs homologues français de toute urgence pour mettre fin à la série noire en cours, redoutant l'hécatombe. Ils nous appellent à la rescousse après avoir vu, sur le fichier international les dégâts du tueur chez nous. 'Vous pouviez-vous pas l'garder chez vous, Tabarnak,  ce cré maudit.' avait dit avant de raccrocher l'officier de police canadien
 
  C'est ainsi qu'un beau matin dans l'aéroport  Montréal-Trudeau, noir de monde, le lieutenant Violette Retancourt, du haut de son mètre quatre vingt cinq, leur montre à  l'inspecteur Danglard et lui-même, une  pancarte noire sur laquelle est écrit à la craie  'Je broie du noir'.  Le sergent Laventure  comprenant qu'il tient là ses passagers se précipite vers Retancourt pour la soulager de ses bagages 'laisse donc  ce mâle-ci porter tes sacoches, la blonde, tu veux-tu ? Tu m'récompenseras d'un bec'. Fait-il. A  Paris elle lui aurait répliqué sèchement :' 'Lieutenant Violette Retancourt si ça ne t'écorche pas la gueule.'
Elle se contenta de hausser les épaules et, soulevant ses bagages sans efforts, demanda narquoise: 'Où donc que tu as-tu rangé ton char, bonhomme que j'y benne mes sacoches
 Ils  se regardèrent, pantois avant de marcher sur les pas de Retancourt qui suivait Laventure. Celui-ci se frayait un passage dans la cohue, portant son panneau à deux mains, les bras tendus devant lui à la manière d'un sacristain portant un crucifix

  Prendre le pouls de la ville, la flairer, la sentir, la toucher, découvrir qu'elle n'est pas toute blanche le jour ni totalement noire la nuit. C'est là leur job,  fouiller dans la puanteur des entrailles du côté sombre. Au Canada comme partout ailleurs existe des quartiers chauds  où les cœurs comme les corps laissent des plumes, se brulent les ailes.

  Camille a du mal à les encaisser, ces appels qui dérangent leur sommeil, qui s'immiscent dans leur vie intime. Un cadavre pour elle, s'il est mort, il peut attendre le lendemain.
 Pas facile la vie à deux pour deux êtres si indépendants. Difficile de vivre avec une artiste hyper sensible, ne lui avait pas caché Camille, violoniste de renom. Toujours à vouloir vous donner le la, à se la jouer solo ces égocentristes de la partition, vous autorisant tout au plus à tourner les pages sur le pupitre. Ne restez pas dans leurs pattes les soirs de concert, sinon gare aux coups de griffe, tout les énerve, surtout vous, la tête de turc de proximité.
Les traces de griffure sur le dessus de ses mains ce n'est pas Camille, c'est à son chat noir qu'il les doit. Il lui porte malheur ce matou, lui pourrit la vie. Quand ils partent ensemble pour quelques jours Danglard accepte le chat et c'est mutuel.  Pour lui c'est dos tourné et poil dressé quand pour l'autre c'est ronronnements de plaisir et poil noir brillant frotté contre le bas du pantalon. Danglard on peut  dire ce qu'on veut mais les gosses comme les chats, noirs ou blancs, il prend en garde et bien. Pas besoin de hausser le ton, il sait y faire. A côté de ça, planquez les bouteilles d'alcool, pas de reste dans les verres comme dans les bouteilles. Il faut vider ? Il se dévoue.

 Il n'a pas marché une seconde quand Danglard lui a dit de ne  pas l'attendre ce dimanche matin pour le p'tit dèj, qu'il allait à l'office religieux avec les autres, les trois pensionnaires partis en voiture avec la patronne. Laventure venu, par hasard, en voisin prenant Violette et Danglard dans son char. A la messe Danglard ? Au bistrot, sa chapelle à lui, qu'il doit être. Pour les besoins de l'enquête va-t-il se défendre, comme d'habitude, comme à chaque fois, pourquoi  mentir ? Tout le monde  sait qu'il est alcoolique.
  Deux semaines qu'il est sans nouvelle de Camille. Il ne broie pas encore du noir, mais une petite inquiétude le titille quand à chaque appel il tombe sur sa messagerie. Sera-t-elle à Paris à son retour ? Partage-t-elle son lit, sa vie avec un tiers ? Ne plus voir ses doigts sauterelles danser sur les touches blanche et noir du piano, quel vide !  Il ne peut plus se cacher, elle lui manque terriblement.
Des bruits de moteur qui se taisent, des portières qui claquent. Parmi les voix qui lui parviennent, il reconnaît le ton jovial de  Laventure, qui se fait tendre pour Violette, celui blasé, haut perché de Danglard. Encore saoul ? Il avait juré : j'arrête, pour les gosses.
La troisième voix est celle de Violette, tonique et pleine de tendresse pour Laventure. Il croit entendre aussi comme le murmure d'un ruisseau qui lui rappelle…Mais, non ! C'est impossible ! Je rêve, J'hallucine. Il se précipite vers la fenêtre, enjambe le balconnet, saute du premier étage, se fait mal aux coudes mais ne le sait pas, ne le sent pas. Ils se regardent, s'embrassent, s'enlacent.

 'Danglard ? Comment ? Pourquoi ?' bredouille Adamsberg en laissant couler ses larmes.

'Je n'étais pas à la messe, pas au bistrot non plus, tu vas être déçu, j'étais à l'aéroport. Tout est de ma faute, je voulais faire voir la vie en rose à 'deux cœurs qui broyaient du noir en même temps, pour la même raison, j'assume, les reproches sont pour moi. .
Arrête ! Tu es génial ! Il n'y a pas d'autres mots.' Camille pleurait  aussi.