|
LA
CAVE
Je me souviens
très bien de cet air-là et des paroles qui vont avec. Je ne l'ai jamais oublié.
Je n'oublie jamais rien.
- Les amants de la Saint Jean ? Ta
maman ?
Lydie, soulagée d'être comprise, acquiesça de la
tête. Cela n'avait pas été simple. Après avoir remué les lèvres en vain, aucun
son ne sortant de sa bouche, d'un impatient trémolo guttural, elle avait
marmonné l'air que j'avais reconnu à quelques intonations. La joie qui éclairait
son visage fut de courte durée, un bruit de pas et la voilà transformée en
animal apeuré, terrorisé par l'immédiat danger d'un prédateur. Ses mains jointes
et un dernier regard suppliant avant qu'elle ne disparaisse, dos courbé, entre
deux rangées de barriques, avaient tout d'un appel au
secours.
- Pour toi elle aurait eu peur de son grand-père ?
Me fit maman, sans quitter des yeux l'aiguille passant et repassant sous les
fils déposer ses points de croix sur la broderie. Ça me surprend, je connais
bien ses grands parents. Des gens biens, frappés par le malheur : La tragique
disparition de leur fils, emporté par un infarctus il y a un peu plus d'un an.
Elle a de la chance de les avoir, la pauvre Lydie, sinon elle aurait été placée
dans une famille d'accueil par la DDASS.
- Sa mère, maman, pourquoi m'a-t-elle
parlé de sa mère ? - Elle buvait, inutile de te faire un dessin tu le savais
qu'elle buvait. - Oh Oui ! La cave résonne encore de ses chants quand elle
était pompette. De notre cachette, le coin le plus sombre de la cave, on
entendait des voix d'hommes qui l'incitaient à boire. Allez Juliette goûte donc
ça ! C'est pas le bon dieu en culotte de velours ce vin là ? Dès que son verre
était vide, une main saisissait le goulot d'une bouteille pour le remplir
aussitôt. - Juliette une chanson ! Juliette une chanson ! Et c'était parti
pour les amants de la Saint Jean. J'avais quatre-cinq ans, Lydie un an ou deux
de plus. Des larmes s'échappaient de son visage douloureux privé de parole, je
lui prenais la main et nous courrions jusqu'à la rivière suivies par le chien
Patoche, son fidèle ami qui gambadait dans ses jambes.
- Ce que je ne comprends pas, c'est
pourquoi son mari, le père de Lydie, laissait sa femme se soûler sans rien
dire... L'aiguille comme figée par ma réflexion resta suspendue entre ses
doigts fins. Là, ma maman je ne l'ai pas sentie à l'aise, pas à l'aise du
tout. J'ai tenté la marche arrière : Je t'embête avec mes états d'âme.
Laisse tomber, ça ne nous regarde pas après tout. Elle hésita, puis,
comme si une petite voix intérieure lui disait : Courage ! Vas-y ! Jette-toi à
l'eau ! Les yeux empreints de gravité elle déclara : - Le moment est venu de
se parler toutes les deux. Pour détendre l'atmosphère elle
me proposa de descendre faire quelques pas dans le parc.
- Nous étions une petite bande de
copains rencontrés dans le bus qui nous menait à Angers pour les études,
commença-t-elle. On se réunissait, de temps en temps, dans la cave des parents
de Serge, le père de Lydie. On refaisait le monde autour d'un verre. On s'est
bien marré avec des moments que personne ne peut imaginer même si de vraies
injustices venaient parfois heurter notre jeune
conscience. Ses parents lui passaient tout à Serge, ce fils
unique, leur fierté. Ils anticipaient sur son avenir riche de promesses. Et il
promettait beaucoup, fit-elle, une pointe d'admiration dans la
voix. Les manifs d'étudiants dans les rues d'Angers sont pour lui une
révélation, il se découvre une âme de leader avec le pouvoir de calmer un groupe
d'un geste de la main, ou de le déchaîner avec des paroles qui font mouches.
Avec ce don qu'il avait de mettre les gens dans sa poche, il engrange rapidement
de l'assurance et de la confiance. Ces aptitudes n'avaient pas échappé au monde
politique qui lui faisait déjà des yeux doux. Après la terminale, il entre à
la fac de droit. Ses examens en poche, il trouve un emploi de juriste à la
maison de la justice et du droit. Sur le boulevard s'ouvrant devant lui, tout
roulait trop vite et trop bien. Les choses semblaient venir à lui naturellement,
sans qu'il ait besoin de se battre pour les obtenir. Coté cœur, même chose,
une fille du groupe est amoureuse de lui depuis toujours. Les autres les
voyaient bien faire un bout de route ensemble, leurs familles respectives sans
le dire ouvertement pensaient au mariage. Lui, soucieux de son indépendance a peur de s'engager,
jusqu'au jour où Juliette, une intermittente du spectacle, débarque, avec
chapeau, collier et toute sa candeur, comme un OVNI à la maison de la justice
pour un conflit avec un employeur. Le jeune Serge, impressionné, subjugué,
s'occupe de son litige et ne la quitte plus d'une semelle.
Mon côté fleur bleue ne put
s'empêcher une remarque : - Cela à dû lui faire tout drôle à la fille du
village de se retrouver larguée. - Oh oui ! Je confirme. Il a foutu ma
vie en l'air ce salaud, lâcha maman d'une voix furieuse. Surprise par cette
colère inattendue, je lui pris la main : - Maman, oh ! Maman excuse-moi
d'avoir réveillé des vieux démons. Elle s'est calmée, et, les yeux voilés de
larmes continua, comme un devoir: - J'étais une enfant
plutôt solitaire, passant beaucoup de temps repliée sur moi-même, à me
poser des tas de questions. Lui, à l'opposé était sûr de lui, un incroyable
sourire malicieux ne quittait pas ses lèvres.
La réalité qu'elle croyait enfouie
remontait à la surface et maman, après l'avoir repoussée si souvent, se sentait
prête à l'affronter. - Lydie n'était pas encore née que le couple battait
déjà de l'aile, fit-elle. - Sans vouloir le défendre, on peut comprendre
qu'avec, à la maison, une femme ivre du matin au soir, la vie ne devait pas être
rose tous les jours. Ma logique n'était pas la
sienne.
- C'est une question que je me suis
posée. Est-ce qu'elle buvait parce qu'il la trompait ? Ou est-ce qu'il la
trompait parce qu'elle buvait ? Les bruits couraient que, dans le cadre de sa
profession, des personnes venaient lui demander des conseils, des faveurs, des
femmes surtout. Il abusait de leur crédulité, se disant que le pouvoir donné par
sa position valait bien quelques compensations. C'est vrai aussi qu'à les
prendre de haut avec ses airs supérieurs, cette excentrique de Juliette s'était
mis le petit village de viticulteurs à dos. Un p'tit verre Juliette ? Et
Juliette, qui ne savait pas dire non, sombra dans l'alcool. - J'ai déjà
entendu la suite. Elle fait plusieurs cures de désintoxication au CESAME,
le centre de santé mentale de Sainte Gemmes sur Loire où elle aurait rencontré
un demandeur d'asile avec qui elle serait partie refaire sa vie. - Cette version
arrangeait tout le monde : le village entier et Serge lui-même. Ça passait bien auprès des
électeurs, le courage d'un père d'une fille 'différente' dont l'épouse est
alcoolique.
Trop d'images troubles me
trottaient dans la tête. Des mots sortirent de ma bouche comme une évidence
: - Mon papa n'est pas mort dans un accident de la route avant
ma naissance, c'est ça?
- Il s'était trompé, me jurait-il,
avec des accents de sincérité. Juliette ? Une erreur ! Moi seule comptais. Il
allait réparer, divorcer pour m'épouser. Ses parents étaient d'accord, les miens
aussi. Désorientée par la complexité du personnage imprévisible, la naïve que
j'étais avait vite déchantée. Dès que ce cavaleur avait trouvé l'âme sœur, je
devenais une cible facile pour ses phrases assassines : Tu es trop nulle. J'aime
la beauté et l'intelligence et regarde-toi, tu n'as rien de tout ça. -
Charmant, ton prince. Á choisir je préférais la version du papa inconnu que je
m'étais inventé. - Pour nous le calvaire fut de courte durée. Un déménagement
sans laisser d'adresse, le téléphone sur liste rouge et nous voilà enfin
délivrées de son emprise. Pour des parents, c'est plus compliqué, un enfant,
reste un enfant. Il leur a fallu du temps avant de découvrir le vrai visage de
Serge, leur fils. D'autant plus que c'est vers eux qu'il retournait son
agressivité désormais, leur rendant la vie impossible.
- Le comble, c'est qu'à son tour il a
sombré dans l'alcool et c'est en lui rendant visite, au centre de santé mentale
que parmi les pensionnaires Lydie a reconnu sa maman. - Elle n'avait jamais
quitté l'établissement ? - Un mensonge de plus dans sa collection.
Lydie en veut à ses grands parents d'être séparée de sa maman, mais celle-ci
d'après les médecins souffrirait de troubles de la personnalité, elle serait
dangereuse pour elle et pour les autres. - Serge, il n'est pas mort d'un
infarctus ? - Peut-être, peut-être pas. Va savoir. Le cocktail ? Ça ne te dit
rien ? - Un mélange de mort aux rats et de sulfate, pour le traitement des
vignes, utilisé contre les chiens errants qui saccagent les vignes. Sur le point de me confier un
autre secret, elle s'arrêta net.
- Assez pour aujourd'hui.
Laissons le passé de côté pour nous occuper des vivants. Une visite à Sainte
Gemmes avec Lydie pour qu'elle se rapproche de sa maman, l'apprivoise, qui sait
? - J'allais te le proposer. -
Préparons-nous pour cette expédition dans un monde tout proche et si
méconnu.
Je la sentais légère, maman, libérée d'un poids. Son
sourire était franc et lumineux.
FIN .
| |