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Des grives aux loups de Claude
Michelet
A
Saint-Libéral-sur-Diamond, un bourg rural de basse Corrèze le dix-neuvième
siècle se termine par une battue aux loups. Une quinzaine d'hommes groupés
devant la mairie tapent du pied pour tenter de réchauffer. Il y Jean Duroux le
maire et châtelain, et aussi Jean-Edouard Viahle, cultivateur dans la force de
l'âge, le chef de famille au caractère bien trempé. Les Vialhe vivent
et travaillent dans leur ferme dans le respect de la tradition. La vie n'est pas
facile pour les trois enfants avec ce père autoritaire que ses enfants
vouvoient. Puis arrive la grande guerre de 14. Le bourg n'est pas épargné avec
son lot de soldats morts au front ou blessés. Le temps passe, les mœurs
évoluent, mais le père buté s'entête dans sa vision archaïque des
choses.
Les trois enfants
de façons différentes quitte la maison avec fracas. La famille Vialhe explose,
la rancœur s'installe. A travers les déboires de la famille Vialhe, l'auteur
décrit avec bonheur les difficultés à vivre le quotidien au début du vingtième
siècle.
Dès les premières pages on est emporté par une belle
histoire romanesque à souhait bien racontée, des portraits bien brossés. On
referme le livre à regret.
Extraits
:
Jean-Edouard avala
la dernière bouchée de pain et de rillettes de son casse-croûte matinal et
vida son verre de vin. Puis, il essuya méticuleusement son couteau contre son
pantalon de gros velours noir, le referma et le glissa dans sa
poche.
Les
maisons s'ouvraient en de grands claquements de
volets et de lourdes volutes de fumée sortaient des cheminées ; l'air sentait le
feu qu'on rallume.
Pierre-Edouard Vialhe
se présenta à l'examen du certificat d'études le 11 Juillet 1902. Paralysé par
le trac, gauche dans ses habits du dimanche, il eut besoin de toute son énergie
pour affronter l'épreuve. Parmi les cinq candidats qui défendaient l'honneur
de la commune, il était celui dont on attendait le plus.
Pierre-Edouard se redressa , s'appuya sur sa
houe et souffla. Il était moulu. Malgré cela, il avait quand même quinze bons
mètres d'avance sur son père. Il retourna son outil, ficha le manche en terre,
cala ses fesses contre la lame d'acier et roula une cigarette.
Les conscrits avaient
alors repris la route du retour. Ils avaient devant eux trente-cinq
kilomètres de marche avant d'atteindre leur lit. Pierre Edouard était arrivé
chez lui à l'heure où son père sortait pour s'occuper des bêtes. - J'suis bon
! avait-il lancé. Puis il avait titubé jusqu'au hangar, où il s'était
écroulé dans la paille, et il avait dormi jusqu'au soir.
Et maintenant, il allait
devoir s'exiler au diable vauvert, sans même savoir si sa sœur était ou
non mariée. Sa feuille de route était arrivée dans la semaine avant Noël et il
avait été plutôt heureux de la recevoir. Elle lui ouvrait les portes de la
maison, lui permettait de fuir, d'échapper à cette atmosphère lourde et malsaine
où chaque mot risquait d'être mal interprété par le père, où le moindre geste
faisait figure de rébellion.
Il n'y avait pas à sortir de
là
, il devait réclamer de l'aide, dire, par exemple à
Jeantout : " J'ai besoin de toi, je viendrai en retour te donner la main…
" Il devait inviter tous ces gens-là à venir travailler pour lui, à
boire son vin, à manger à sa table ; il était tenu de leur ouvrir sa
maison.
Depuis qu'il était passé
charretier en titre, Pierre-Edouard ne regrettait pas d'être resté à
la ferme du Moureau. Il avait fini par s'habituer au caractère taciturne de ses
employeurs, à leur dureté, à leur avidité et à leur total manque d'humour. Il
avait même bien ri, en songeant qu'ils n'en dormiraient pas de longtemps,
lorsqu'ils avaient dû augmenter le salaire de tous leurs ouvriers.
Malgré la démarche
tressautant de sa monture et le grincement de tout le convoi
d'artillerie, Pierre-Edouard devait faire un effort pour ne pas s'assoupir, pour
maintenir son équilibre sur cette selle qui lui mâchait les fesses depuis quatre
heures.
La
veille au soir , le 3 septembre, alors qu'à
l'horizon nord le ciel palpitait du rougeoiement sinistre de Senlis et de
Creil en flammes, le 7ème corps d'armée, délaissant les positions défensives
qu'il occupait depuis le Mesnil-Aubry jusqu'à Dammartin-en-Goële, s'était mis en
marche vers le sud-est.
Mathilde reçut un
choc terrible lorsqu'elle apprit que son frère venait de tomber sur le front
d'Italie. Cependant le fait de le savoir vivant, quoique gravement atteint, la
réconforta un peu. Bien sûr, il était blessé, mais désormais il était à l'abri,
la guerre ne le tuerait plus. Le lendemain, ce fut le facteur en
conversation avec sa mère, qui lui porta un nouveau coup, horrible. - Quelle
hécatombe ! dit-il en déposant le journal. Hier votre pauvre Léon. Aujourd'hui
le gars de chez Vialhe… - Il est… ? interrogea faiblement sa
mère.
En un instant , il
revit sa mère. Non point la vieille femme aigrie des dernières années, mais
celle d'avant, celle de la belle époque, quand toute la famille, chaque soir,
s'assemblait autour de la grande table, avec Louise qui chahutait, Berthe qui
cafardait et lui qui riait dans son coin. Il la revit jeune, douce, attentive,
et il regretta de ne pas avoir eu le temps de lui dire que, malgré tout, il
l'aimait beaucoup, et que Louise et Berthe aussi l'aimaient
beaucoup.
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