Andreï MAKINE
 
La Femme qui attendait
 
 
 Le récit se déroule dans la région d'Arkhangelsk, sur les bords de la Baltique. Le narrateur ( Makine, sans doute à l'âge de 26 ans, étudiant contestataire des années 1975 à Léningrad ) va faire un reportage sur les coutumes nuptiales et funéraires des villages à l'abandon de cette région du bout du monde, encore habitées par de vieilles femmes.
 Il est question de Véra, dont le mystère intrigue le jeune homme. Une femme qui pourrait être sa mère, institutrice et âme charitable pour les pauvres et les vieux, qui vit seule depuis trente ans, dans l'attente du retour de son fiancé, sans doute mort à la guerre :
 Le jeune homme se rapproche de cette femme énigmatique et prétend lui ouvrir les yeux sur l'absurdité de son attente.
Perplexe, Makine échafaude plusieurs hypothèses susceptibles d'expliquer cette attente inutile. Il estime que Véra n'a pas eu vraiment le choix de sa vie. La fidélité de cette jeune fille de 16 ans, en 1945, passa d'abord inaperçue, puis, plus tard, suscita une approbation respectueuse et compassionnelle, puis, le temps passant, un mélange de lassitude, d'agacement et d'indifférence devant une curiosité locale, une relique sainte.
 
  Les personnages, les paysages et les atmosphères de l'hiver approchant sont habilement décrits. Un livre rare, à déguster en prenant son temps.
 
 
 
Extraits:
 
 La lune embusquée   sous un bleu laiteux figeait les maisons et les arbres dans un guet soupçonneux, phosphorescent. Il faisait étrangement doux et aucun souffle ne passait dans la rue du village. La poussière de la route était argentée et moelleuse sous le pied.

 Il y eut aussi cet aulne, le dernier à garder intacte son immense coiffe de feuillage cuivré. Il surplombait la berge à l'endroit où Véra accostait d'habitude. En naviguant, nous la voyions de loin, cette pyramide de lingots et nous y veillons comme au dernier îlot d'été résistant à la nudité de l'automne.
Descendant sur la berge, nous vîmes que toute cette splendeur cuivrée des feuilles avait reproduit sur l'eau la marqueterie qui s'était défaite dans le ciel. L'eau noire, lisse et cette incrustation rouge et or.
Une mosaïque plus ample même et qui s'élargissait lentement sous la brise, devenant un dais renversé, prêt à recouvrir le lac tout entier. Le regard était entraîné par cette extension infinie. Une autre beauté se reformait, neuve et insolite, plus riche qu'avant, plus vivante après sa mort automnale.
 

 Une femme si intensément destinée au bonheur et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus d'aimer…
Je la suivis longuement des yeux, frappé par une pensée toute simple et qui rendait inutile toute autre réflexion sur son destin : voilà une femme dont je sais tout. Toute sa vie est devant moi, concentrée dans cette silhouette lointaine qui longe le lac. C'est une femme qui depuis trente ans, donc depuis toujours, attend l'homme qu'elle aime.

 Parfois, très sincèrement, je me disais : c'est une femme qui vit par ces rares instants de beauté. Que pourrait-elle offrir de plus à celui qu'elle aime ? Dans une divination confuse, je comprenais alors que les vivre était pour Véra une façon de communier avec l'homme qu'elle attendait.

 Presque chaque matin , Véra s'en allait à l'école où elle enseignait, sur l'autre rive du lac. Je la voyais parfois monter dans la vieille barque. Je la suivais du regard, je me disais : " Une femme qui a fait de sa vie une attente infinie… " Un bref abîme s'ouvrait en moi, mais sans l'effroi que je pressentais…".
L'apercevant un soir, à travers la fenêtre de son isba, nue en train de se laver, il s'apprête à aller la rejoindre, mais se ravise brusquement.

 Le souvenir de ce qu'était cette femme interrompit mon délire. Je me rappelai le jour où le vent avait emporté la barque, les éclats de glace à travers lesquels nous regardions le ciel, le visage de Véra irisé par les cassures du givre, son sourire vague, son regard qui me répondait à travers la parure glacée fondant entre ses doigts. Cette femme-là se trouvait au-delà de tout désir. La femme qui attendait l'homme qu'elle aimait.

 Un jour enfin , il ne resta plus rien de tout ça. Juste ce beau néant du ciel limpide de septembre, cette même femme fidèle, vieillie de trente ans, qui conduisait une barque sur le miroir ensoleillé du lac. Telle que je l'avais vue et connue.
L'inutilité de tout jugement, admiratif ou sceptique. Seule cette pensée, indistincte de la luminosité de l'air : " C'est ainsi " .

 Non, elle n'avait pas choisi d'attendre, elle avait été cruellement happée par une époque, ce passé de guerre qui s'était refermé sur elle telle une souricière. D'une femme débordant de vie, on avait fait une sati carbonisée sur le bûcher de la solitude ".
La femme qui attendait est une parfaite réussite et confirme les qualités exceptionnelles révélées par Andreï Makine dans ses romans précédents.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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