Après 'C'est l'évidence qu'on assassine' paru en juin 2006 aux éditions Le Manuscrit .
Fin de l'utopie. Retour au monde réel avec ses histoires de petites haines ordinaires des familles, ses égoïsmes, sa cupidité, ses peurs, ses traîtrises, ses lâchetés, ses violences. Le vrai visage de l'homme. Sorti en Juillet 2008:
 
Aux éditions Le Manuscrit - www.manuscrit.com -
 
 
La mort au porc de la Laïta
 
 
AVERTISSEMENT :
 
Ce livre est une œuvre de fiction.
 En dehors de la période relative à l'évocation des souvenirs d'enfance du personnage central (1952-1970) les personnages impliqués et les évènements évoqués sont les fruits de l'imagination de l'auteur.
Toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels serait pure coïncidence. Quant à la représentation des lieux réels, elle a pour but de donner à cette fiction un caractère d'authenticité.
 
 
Dédicace
 
 En hommage à toutes les victimes du désespoir.
 Sans jugement sur votre mal-être. Afin de ne pas oublier votre douloureux calvaire vers l'issue fatale, sur la stèle de ma mémoire solidaire de votre souffrance je crie, j'écris, je grave vos prénoms : Alain, Anaïs, André, Anne, Anne-Marie, Antonio, Armand, Armel, Alphonse, Brigitte, Christine, Claire, Daniel, Denise, Dorine, Emile, Gabrielle, Gérard, Hélène, Henri, Hervé, Jackie, Jean, Joseph, Louis, Louise, Lucien, Marcel, Marie, Martine, Michel, Nelly, Noëlle, Pascal, Paul, Pierre, Raymond, Robert, Roger, Romain, Stéphane, Thérèse, Valérie…
 
 
 
 
L'histoire :
 
  Dominique et Richard, un paisible couple de retraités découvre un corps sans vie dans les eaux de la Laïta, près du Pouldu où ils résident.
  - Un suicide ! A conclu la police.

  Dominique, fragilisée par une dépression, à l'issue d'une nuit agitée, persuade Richard que le hasard leur a fait trouver le noyé pour qu'ils découvrent les raisons de sa disparition.
 
 C'est alors que les ennuis commencent et le passé les rattrape sous les traits de Monsieur X l'influent promoteur du projet immobilier 'l'estuaire', exposé à la mairie de Guidel, qui doit devenir réalité à Kerbrest,
Le même Monsieur X à l'origine du départ des parents de Richard, chassés de leur ferme de Billerit en 1970 pour qu'elle devienne 'le manoir de la Roseraie'. Il avait 18 ans.
 
  Le disparu, une sorte de gêneur solitaire présent sur tous les fronts de l'injustice qui ne s'était pas fait que des amis, luttait contre le projet de l'estuaire. Faut-il voir là une des pistes de sa disparition ?
 Ou faut-il chercher du côté de son frère ? Les deux, depuis toujours, se détestaient cordialement ?
  L'éleveur de porcs de Porsmoric, personnage haut en couleur accusé de pollution par le défunt, semble lui aussi un suspect  idéal.
 
 Dans les pas de Dominique et Richard suivez le jeu de piste de l'intrigue, revivez  les souvenirs de Richard dans le Guidel des années 60 loin des clichés pour carte postale, jusqu'au surprenant dénouement final de ce roman noir qui ne refuse pas la légèreté. 
 
 
 
CH. 1
 

Ma fille tu pourrais être maman.
Je cours toujours en culottes courtes
Après d'inaccessibles routes.
Et toi mon fils tu as vingt ans.

- Regarde-nous ! On dirait deux archéologues fouillant le sol à la recherche d'une civilisation inconnue.
  J'avais bien brossé la bête dans le sens du poil pour le décider à me suivre :
- Tu vas voir comme ça va être passionnant mon chéri. En gros on agit comme pour une enquête, ça te rappellera d'anciens souvenirs. Comme indiqué dans le fascicule on fait des relevés de terrain. On les compare avec les données du livre et on détermine ainsi l'origine de ce coin de l'Armorique, ta terre natale. Mais bon on n'est pas à quelques milliers d'années près.
 Je ne sais si j'avais été convaincante ou s'il avait voulu me faire plaisir. Toujours est-il que nous nous retrouvions là tous les deux. Lui debout la tête ailleurs, visiblement pas trop concentré avec entre les mains la Bretagne de la pointe du Raz à l'estuaire de la Loire l'excellent bouquin de BOURNERIAS, POMEROL et TURQUIER et moi accroupie grattant le sol avec ma pelle américaine. Il faut dire que question matériel je n'avais pas fait les choses à moitié : la loupe, le marteau, les jumelles, les sachets en plastique pour les échantillons prélevés, le carnet de notes. Rien de ce qui était indiqué dans le livre ne manquait dans le sac à dos pour l'étude du sous-sol de la région.
  Richard, le nez plongé dans le livre, suivait de son doigt les mots qu'il lisait. Un passage lui parut plaisant alors pour se moquer de moi il dit en prenant un air savant :
- Tu y es presque. Tu ne devrais pas tarder à découvrir un affleurement de leptynite. Regarde attentivement ça ne doit pas t'échapper. C'est une roche claire, jaunâtre par altération constituée principalement de quartz ou de feldspath (pas facile à dire feldspath, tu me dis si je me trompe dans la prononciation) résultant du métamorphisme de granit à grain fin et très pauvre en minéraux ferro-magnésiens. L'histoire géologique de la Bretagne a plus de 2 000 millions d'années et présente encore beaucoup de points obscurs…
  Pour nous deux ces points allaient rester obscurs encore longtemps car soudain le doigt en avant j'ai crié en désignant une vague masse sombre et confuse derrière les roseaux :
- Là un ca..ca.., un ca..ca...
   Tétanisée aucun autre son ne parvenait à sortir de ma bouche et lui, pensant sans doute à une plaisanterie, incapable de déchiffrer ce que je tentais de lui dire plaisantait :
- Quoi ! Un caca ? Une merde de chien ? Où ? Mais il y en a partout tu sais, pas besoin de te mettre dans tous tes états pour si peu. Je sais moi aussi j'ai du mal à comprendre, non pas les chiens, mais les maîtres indélicats qui les laissent faire leurs besoins n'importe où. Quoique les mentalités sont peut-être en train de changer parce que l'autre jour figure-toi que dans le parc près de chez nous j'ai rencontré une vieille dame qui ramassait les crottes de son chien et ça m'a agréablement surpris car...
   À genoux, les bras ballants, la petite pelle pendant lamentablement dans ma main gauche je lui faisais non de la tête et il se méprenait.
- Quoi ! Ce n'est pas le chien, c'est le maître qui a laissé sa trace ? Merde alors ! Là excuse-moi surtout sur le passage c'est encore plus dégueulasse. Tu n'as pas marché dedans j'espère ? Ou alors du pied gauche, paraît que ça porte bonheur. Ça laisse surtout une odeur désagréable.
   Incapable de parler, agacée de ne pas me faire comprendre, je me suis relevée d'un bond. Je lui ai pris la manche et désignant une vague forme il vit enfin l'objet de mon excitation : un étrange contour flottait sur les eaux de la Laïta. Une sorte de corps couché sur le ventre, les bras légèrement écartés, se balançait doucement au gré des vaguelettes qui venaient se briser contre l'enchevêtrement de branchages et roseaux.
   Alors là, en un éclair, je l'ai retrouvé mon Richard. Ni une, ni deux il a soulevé son tee-shirt qui dans la précipitation a eu du mal à franchir l'obstacle de la tête. Puis sans défaire la boucle, par une pression du bout du pied sur la lanière du talon, il a balancé ses sandalettes. Une petite danse à cloche pied et les chaussettes n'ont pas résisté longtemps. Le short à son tour est descendu à ses chevilles à toute vitesse. Un rapide coup d'œil pour évaluer la profondeur de l'eau, un autre aux alentours pour voir si nous étions seuls et le slip quitta lui aussi le rondouillard corps bronzé hormis la trace blanche à l'endroit du sous-vêtement.
   L'effeuillage terminé il s'élança rapidement dans l'eau faisant des grimaces et jurant contre les aspérités du sol qui lui lacéraient les pieds. Ses vociférations se confondaient avec les instructions qu'il me lançait :
- Merde qu'est-ce qu'elle est froide! Ouille ! Vite ! Appelle...aie ! Put... les pompiers.
   Les grimaces déformaient son visage. Ses pieds s'enfonçaient dans la vase et ressortaient avec peine dans un bruit de succion. Parvenu auprès du corps il retourna hâtivement celui-ci et comprit aussitôt qu'il n'y avait plus rien à faire pour le malheureux.
   Tant qu'il était dans l'eau le déplacement fut relativement aisé mais ensuite les mêmes injures accompagnèrent la remontée du corps sur la rive. Il le prenait par les aisselles mais les vêtements mouillés du malheureux glissaient et il lui fallut s'y reprendre à plusieurs fois accompagnées avec autant d'injures pour le hisser définitivement sur l'herbe. Des brindilles s'accrochaient à la touffe de cheveux noirs du noyé. Délicate attention, mon mari, le souffle coupé par l'effort, avait retourné le cadavre sur le ventre pour que je ne puisse pas voir son visage. Même si je répugnais à le regarder, curieusement le mort me faisait moins peur maintenant qu'il était tout près de moi.

- Tiens enfile ton short s'il te plait. Il ne manquerait plus que tu sois poursuivi pour exhibitionnisme. J'ai eu les pompiers, ils arrivent le plus tôt possible. Figure-toi que dans la précipitation je leur ai demandé de venir en urgence pour un noyé mais dans la panique j'avais raccroché mon portable sans leur indiquer le lieu où nous trouver. Je les ai rappelés aussitôt en précisant que nous étions à environ 500 mètres du port du Pouldu, près du sentier qui longe la rivière en remontant vers le pont de Saint Maurice. La personne que j'ai eue devait avoir une carte sous les yeux parce que d'après la description des lieux elle m'a dit sans hésiter que nous étions dans l'anse de Stervilin.
 
   Assis dans l'herbe, le haut du corps retenu par ses bras puissants, la bouche grande ouverte pour attraper un maximum d'air, il récupérait des efforts fournis. L'eau ruisselait sur son torse. Une légère chair de poule granuleuse parcourait sa peau.
- Couvert de vase comme tu es tu vas prendre froid. Je n'ai pas de serviette sous la main essuie-toi donc avec ton tee-shirt. Désolé j'ai pensé à tout sauf aux serviettes. Tu crois qu'il faut que je rappelle les pompiers pour leur dire que ce n'est pas la peine qu'ils se déplacent, que les gendarmes suffisent.
- Laisse les faire va. Il faut bien compter une demi-heure en tout avant qu'ils arrivent. On a encore un bon quart d'heure devant nous. Entre les pompiers bénévoles de Clohars et les gendarmes de la brigade de Quimperlé il n'y a qu'à prendre les paris sur les premiers arrivés. Je mise un apéro au bistrot du port sur les pompiers.
   Il haletait encore mais ne paraissait pas plus ému que ça alors que j'étais toute retournée par la présence du corps allongé près de nous. J'évitais toujours de le regarder tant il m'effrayait mais il m'attirait comme un aimant alors j'entraperçus un bout de main bleu et gonflé. Bleu comme si la mer l'avait imprégné.
   C'était le premier mort que je côtoyais de si près alors qu'il avait dû en voir tout au long de sa carrière. Oh oui ! C'est sûr qu'il avait dû en voir des cadavres, mon Richard, et des moins froids que celui-là !
- Tu as raison, rappelle les pompiers pour leur dire de ne pas se presser. Il n'y a plus rien à faire pour ce pauvre homme.
 
   - Ne ris donc pas si fort on nous regarde de partout.
   Pas drôle, l'agent mais alors, pas drôle du tout ! En y repensant Richard s'en amusait encore après coup en sirotant son pastis, secoué par les spasmes d'un petit rire nerveux qu'il ne parvenait pas à stopper. Gênée, je lui demandais d'arrêter parce que des têtes curieuses se retournaient vers nous des autres tables de la terrasse et ça me mettait mal à l'aise. Pourtant moi aussi, la main devant la bouche dans un geste puéril, je ne pouvais réprimer un sourire quand je revoyais la tête des deux représentants de la loi venus à notre rencontre.
 
 
 
 
 
 
 
Extraits Ch.2
 
 

    Richard de la voix humble de celui qui ne veut pas déranger osa une remarque.
- Vous avez oublié l'alcoolisme dans votre liste, chef. Cette forme lente du suicide utilisée par ceux qui n'ont pas le courage d'employer la méthode violente.
   Ils se retournèrent vers lui, surpris, comme s'ils découvraient sa présence. Balayant la remarque d'un haussement d'épaules le chef offusqué le toisa d'un air dédaigneux.
- Tu veux dire l'alcoolisme considéré comme un suicide. Si c'était le cas je le saurais voyons et alors la Bretagne pulvériserait tous les records. Ce n'est pas dans nos statistiques en tout cas.
- Champion du monde, qu'on serait. T'es un marrant, toi, quand tu veux.
 

   Décidément l'emploi du temps de notre journée était bien chamboulé et mon enquête sur l'évolution du tracé des côtes de la Bretagne au cours du quaternaire semblait bien compromise. D'autant plus que Richard malgré ses efforts pour paraître intéressé, ne parvenait pas à adhérer pleinement à ma nouvelle passion.
   Un dernier regard sur l'emplacement mouillé des herbes aplaties, tout ce qui restait de sa vie, une sorte d'hommage muet à l'inconnu. Il avait disparu de ma vue mais allait s'immiscer, s'inscrire, se coller, se graver dans mon esprit.
   J'ignorais alors à quel point cette rencontre avec la mort allait bouleverser le cours de ma tranquille petite existence.
 
 
 
Extraits Ch3
 

   La bobine du film des évènements de la journée défila certainement sur l'écran de mes rêves sans susciter d'émotion particulière jusqu'à ce qu'elle rencontre l'image du corps mouillé allongé inerte dans l'herbe. Cette image, fugace d'abord, finit par s'imposer au milieu de mes pensées fatiguées. À partir de là, ma nuit fut particulièrement pénible.
   Certainement un suicide, martelait la voix du gendarme.
   Certainement un suicide, répétait l'écho de son second.
   Ces paroles me trottaient dans la tête. La mort de cet homme dont je n'avais pas vu le visage mais que je n'imaginais pas bien vieux, la quarantaine selon Richard, m'a fait passer une des nuits les plus sombres de mon existence. Des tas de questions se bousculaient obsédantes aux portes de mon subconscient. Celui-ci, décidé à me gâcher ma nuit à coups de pourquoi et de comment, échafaudait des tas de scénarios plus invraisemblables les uns que les autres :
 
 
 
Extraits Ch.4
 

   Pas besoin de lui faire un dessin : en voyant ma tête des mauvais jours, Richard avait compris qu'il fallait attendre que ça passe. En habitué, il pouvait décrire la suite : Elle va se recroqueviller sur elle-même comme si elle avait froid, ses lèvres vont commencer à trembler, sa poitrine va se secouer de sanglots, sa tête va s'effondrer sur la table dans 
la niche de ses bras. Une pluie de grosses larmes va lessiver une bonne partie du cerveau embrouillé. Ses nerfs vont se calmer peu à peu. Il sait qu'il peut alors intervenir.
 

   À notre arrivée ici au Pouldu, vieux soldat en exil, il appréciait le calme de ce coin du bout du monde. Quand nous nous sommes installés au printemps, les premiers beaux jours faisaient leur apparition et avec eux montaient le cœur léger, des petits désirs de bonheurs indéfinis. Les passants rencontrés souriaient ravis, attendris par les promesses de l'été à venir. Dans notre appartement, place Gauguin, les deux grandes baies vitrées de notre pièce de vie donnent sur le grand large de l'océan où on devine la masse grise de l'île de Groix. Richard avait installé là sa lunette astronomique qu'il pointait le jour vers la ligne d'horizon de la mer observant le passage des bateaux. La nuit, c'est le ciel et l'étude de l'univers qui requéraient son attention. Dans les deux cas il pouvait passer des heures, silencieux, confortablement assis, l'œil rivé à la lunette. Pendant ce temps je pianotais…
 
 
 
Extraits Ch.5
 

   Laquelle de ces trois salles abritait notre mort à nous ? Mystère. Des noms figuraient bien sur les portes mais nous ignorions l'identité de l'homme repêché dans la rivière.
   La vraie rencontre avec la mort se situe au travers des émotions qu'elle suscite. Nous étions des intrus venus s'immiscer dans la peine des gens. Des voyeurs étrangers au pays du macabre
 

   J'étais maudite. Retournée respectueusement vers le mort, ma pensée le prit à témoin : Tu vois, j'ai essayé. Hélas, je n'en saurai donc pas davantage sur les causes de ton décès que les deux-trois lignes, en rubrique faits divers du journal, voudront bien me dire et que je sais déjà : Loïc le Ploch. Mort par noyade dans la Laïta. L'hypothèse d'un suicide semble la plus probable.
   C'est bien ma veine ! Ça n'aurait pas pu être Clohars, Quéven ou Ploemeur. Non ! Il fallait que ça tombe sur Guidel.
   Il y a des moments dans la vie où les emmerdes s'accumulent. Jamais, mais alors pour rien au monde, il ne voudrait retourner là-bas. Trop d'obstacles l'en empêchaient.
 
 
 
 
 
Extraits Ch.6
 

    Allez ! Il est temps d'exorciser les vieux démons. Ça va faire… attends que je réfléchisse. J'ai cinquante trois ans. J'en avais à peu près dix-huit quand mes parents ont été chassés de chez eux… Cinquante-trois moins dix-huit… Trente-cinq ans ! Trente-cinq ans que je n'ai pas mis les pieds dans ce foutu bled de merde.
   Eh oui ! Depuis qu'on se connaissait on faisait des détours incroyables par les bourgs alentours : Quéven, Gestel, Pont-Scorff, Ploemeur, Quimperlé. Mais jamais, non, jamais on ne passait sur la commune maudite. Jamais il ne prononçait même son nom, faisant semblant de ne pas l'entendre quand on prononçait le mot Guidel devant lui.
   Trente cinq ans que ses parents avaient été expulsés comme des malpropres de la ferme qu'ils exploitaient au village de Billerit sur la commune de Guidel. …
   Chassez le passé par la porte, il revient par la fenêtre !
...
 

   Un fils de cultivateur ce n'est pas comme un fils d'ouvrier. L'école finie, les devoirs terminés, on lui trouve toujours de quoi s'occuper. Pour les vacances scolaires, inutile de l'envoyer en colonie. Il y a bien suffisamment de quoi faire à la ferme.
   Il s'est laissé aller plusieurs fois à me raconter les loisirs de son enfance : les moissons, la récolte des pommes de terre que la charrue découvrait par rangée, le ramassage des pommes dans de grands paniers en osier fabrication maison, une occupation du père quand le temps était trop mauvais pour mettre un paysan dehors, le pressoir pour la fabrication du cidre, suivi de le la mise en barriques à la cave, le siphon, le goût du cidre pas toujours fameux, rarement le même d'une année sur l'autre, le verre retourné sur la barrique qui servait beaucoup   aux hommes le dimanche pendant que les femmes papotaient devant un café dans la grande pièce au sol en terre battue faisant office de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Le puits au milieu de la cour, la froide manivelle en fer qui réclame les deux mains de l'enfant pour tirer le seau d'eau devenant de plus en plus lourd au fil des remontées, l'eau qu'on déverse dans l'abreuvoir en pierre. Pas besoin de salle de musculation pour façonner le corps du jeune homme, la ferme s'en chargeait
 
 
 
 
 
Extraits ch.7
 

     - La crêperie de Saint-Maurice près de l'abbaye du même nom aux portes de la forêt domaniale de Toulfouen qui borde Quimperlé. -
   Nous savourons une crêpe au beurre pour Richard et beurre-chocolat-amandes pour la gourmande que je suis.
   Sous nos yeux la Laïta tente d'extirper paresseusement ses eaux saumâtres des pièges vaseux de la marée basse où elles sont engluées. Ce magnifique paysage est la dernière station avant d'entreprendre le douloureux pèlerinage sur les chemins de son enfance. Il a hâte d'y aller mais je sens comme une réticence.
Sitôt la frontière de la rivière passée, des souvenirs trop longtemps contenus affluèrent à sa mémoire. On aurait dit qu'il avait ouvert la bonde et que sa vie s'écoulait sans retenue.
 

 - Là, regarde les grands bâtiments qui dépassent derrière, ce sont les murs de l'école saint Jean.
   L'index devant la bouche pour réclamer le silence, il lui sembla entendre le chœur des élèves en blouses grises entonnant avec application la récitation des tables de multiplication : deux fois huit seize, trois fois huit vingt-quatre. Mais rien ne sortait des murs que la tristesse qu'il avait en mémoire pour cette caserne aux classes alignées et symétriques, la cour carrée plantée des inévitables marronniers, la rangée des latrines à la turc.
   De cette école Saint-Jean tenue par des frères en soutane noire, Richard, petit garçon solitaire et indépendant, garde des sentiments de contraintes, de gâchis à la pensée de ces petites énergies en sommeil prêtes à s'enthousiasmer mais restées en l'état de fermentation par crainte des instituteurs. Remonte encore en lui si longtemps après, de la défiance, de l'aversion et un profond complexe d'infériorité qui ne semble pas tout à fait guéri.
   Il voudrait en parler sans rancune mais impossible : il en tremble encore de regret et de tristesse en me relatant l'application qui était demandée pour former les lettres. En ce temps-là, l'écriture était plus importante que la chose écrite
 

   Hélas ! Personne pour lui dire que tous les adolescents du monde au moindre bruit suspect cachaient une revue, un livre, un écrit, une pensée derrière un oreiller. Enfermé dans ses certitudes de chemin balisé par les peurs du péché, aurait-il écouté la voix de la raison ?
   Enfant taliban né en Afghanistan, enfermé dans une autre logique, un autre savoir, une autre certitude religieuse et culturelle, il aurait ressassé les sourates du coran et repoussé de la même façon les écarteurs de vivre sa foi dans le calme ou le fanatisme. Mais Guidel, malgré la religion omniprésente dans la vie de tous les jours, n'était pas Kaboul.
 
 
 
 
Extraits Ch.8
 

   Il ne fallait pas que je perde de vue le but de ma visite : la recherche d'une éventuelle lettre de Loïc le Ploch expliquant les raisons de son suicide. Et quelque chose comme une enveloppe bien en évidence sur la table de la salle me tendait les mains. Mon cœur s'affola dans ma poitrine. Ma mission touchait à sa fin.
   Un ordre bref, mais ferme vint contrecarrer mes plans.
- Attends une seconde avant de toucher à quoi que ce soit, s'il te plait !
Je le sentais à l'affût, avec cette faculté inouïe de s'extraire de lui-même et du monde. Il avait soudain retrouvé ses réflexes de travail, ses instincts d'indien sur le pied de guerre
 
 
 
 
 

Extraits Ch.9
 
 …
   L'église saint Pierre et saint Paul de Guidel de style gothique a fait le plein d'amis, de parents, de connaissances du défunt. L'ambiance est au recueillement.
    Dans le fond de l'église sous les hautes voûtes, à gauche de l'imposante porte de bois qui s'ouvrira toute grande pour la sortie du cercueil, nous avons déniché un petit coin à l'abri des regards. Près de nous, derrière une grille métallique, le grand bénitier en pierre des fonts baptismaux est plongé dans la pénombre seulement éclairé par la faible lumière filtrant des vitraux poussiéreux. À cet endroit, il y a une cinquantaine d'années, Richard a pleuré au contact froid de l'eau sur son front lors de son baptême, quelques jours à peine après sa naissance
 

   Les malicieux fantômes de ses souvenirs le rattrapent dans cette grande bâtisse de pierre. Ses pensées hantées vagabondent dans le vestiaire sacristie où le môme en culotte courte rapiécée après avoir enfilé le surplis rouge et la chasuble blanche devenait, l'espace d'une cérémonie religieuse, enfant de chœur capable de répondre par quelques formules magiques faites d'un charabia de latin dont il ignorait le sens au prêtre lui aussi transformé pour la circonstance par le déguisement de ses merveilleux ornements liturgiques : la chasuble, l'étole croisée sur la poitrine, le cordon tressé enserrant la taille.
Ainsi habillés au pied de l'autel, dos tournés aux spectateurs, les acteurs étaient prêts. Le cérémonial…
 
 
 
 
 
Extraits Ch.10
 

   Nous quittons l'église pour la chapelle.
   Le principe des vases communicants. La Rotonde, Le café le plus proche de la sortie de l'église se remplit à mesure que celle-ci se vide.
 

   Le pilier de comptoir, à la Rotonde ou ailleurs, est habituellement un animal solitaire en manque d'écoute et en besoin de reconnaissance. Il aime qu'on le remarque. Il s'invite dans les conversations pour donner son opinion. Il désire être entendu parce que son avis est important, primordial, capital. Sa scène est le comptoir où il joue le rôle de sa vie. Il envoie une réplique puis attend la répartie pour rebondir. Il tutoie Yvon et Marie-Jo, les patrons du café. Il est très familier avec Marie-Lou, la serveuse. Il échange avec celle-ci des formules imagées :
- Tu peux remettre sa petite sœur, mignonne !
 
 
 
 
 
Extraits  Ch.11
 
 

     - La salle des mariages de la mairie.-
   Une pièce dépouillée et fonctionnelle au centre de laquelle la maquette du projet baptisé l'estuaire est l'objet des regards d'hommes endimanchés et d'élégantes, réputées pour afficher une certaine distinction. Public trié sur le volet à l'abri de toute contestation. Il y a une sorte d'effervescence dans la pièce qui facilite grandement notre irruption
 

Une salve d'applaudissements nourrie. Un vieil homme austère avance d'un pas et esquisse une légère inclinaison du buste. Un court instant, sa poitrine s'est gonflée d'importance. Alors, c'est donc lui Monsieur X ce vieillard émacié dont aucun des traits du visage blasé ne laisse supposer qu'il savoure son triomphe. Un costume sombre sur un cardigan noir lui donne des allures de clergyman. Jouant de son côté supérieur il semble déjà ailleurs, au-dessus de tout ce cirque médiatique ennuyeux, déjà tourné vers une autre affaire, un autre coup juteux. Les honneurs le barbent. Le pouvoir le fait jouir…
 
 
 
 
 
Extraits Ch.12
 

   À peine mis les pieds dans le restaurant que je l'avais déjà remarquée cette lolita, je n'étais pas la seule. Elle promenait avec ostentation l'arrogance de sa jeune beauté tout en jouant l'ingénue. De celle qui veut passer inaperçue tout en faisant le maximum pour qu'on la remarque. À la table voisine de la nôtre, une femme agacée affichait un air pincé. Une attitude qui semblait dire : je vaux bien mieux que toi, gamine ! Celle-ci s'amusait du jeu de cette curiosité étonnée et offusquée.
Elle est donc à mon côté, légèrement penchée en avant pour me servir mon poisson. Penchée, ni trop ni pas assez, juste ce qu'il faut pour que de sa robe bleu pastel, qui épouse agréablement la plénitude de ses formes, l'échancrure du décolleté laisse apparaître la naissance arrondie de ses seins et deviner le prolongement de ceux-ci…
 

   Autrefois, ce café s'appelait chez Titine, me précise Richard du nom de l'ex patronne archi-connue qui promenait avec bonhomie son déhanchement typiquement breton entre les tables, distillant en passant à chacun des consommateurs un mot aimable qu'accompagnaient son sourire doux et son regard tendre. En ce temps-là ajouta-t-il, les deux noms : Bas-Pouldu, (l'ancienne appellation de Guidel-plages) et Titine étaient indissociables.
Je m'engageais à peine sur la route côtière après avoir dépassé l'affreux centre commercial (une verrue sur le nez de l'estuaire enrageait Richard) que monsieur, le ventre lourd bercé par…
 
 
 
 
 
Extraits Ch.13
 
 

   Maintenant que le brouillard se dissipe la clarté apparaît peu à peu. Mes pensées dérivent, retournent loin, très loin en arrière, avant que le malheur ne nous frappe imprimant nos âmes de cicatrices indélébiles.
   Tel que je le connais, serrant les poings, il a dû plus d'une fois, surtout au début sa carrière dans la police se refermer dans sa coquille, ravaler sa colère pour demeurer calme, se murer dans le silence quand sa modestie excessive venait d'être écrasée par la morgue suffisante de certains anciens. Son excès d'humilité ajouté à une certaine timidité passant pour de la faiblesse. Avec le recul je vois d'ici le tableau, lui qui restait d'une politesse extrême même pendant
 
 
 
 
 
Extraits Ch.14
 
 

   Quand l'homme politique commença à parler, Richard devina aussitôt la gravité de la situation.
   Il prit le discours du ministre en pleine face. C'était comme si, se tournant vers les agents présents à ses côtés, celui-ci s'était spécialement déplacé pour lui adresser, à travers le téléviseur, un message personnel sans ambiguïté :
- Vous n'êtes pas des travailleurs sociaux (monsieur Richard le Dru). C'est bien d'organiser des matchs de foot contre les jeunes défavorisés des banlieues. C'est bien d'être copain avec les éducateurs de rue mais ce n'est pas là votre mission première qui est d'interpeller les délinquants. Votre rôle n'est pas le préventif mais le curatif.
   Je revois encore le visage cramoisi de Richard traversé par une sorte de vent de panique. Il était là sidéré, hébété, son verre de bière à la main, scotché devant son poste de télé avec la nette impression que le ministre le montrait du doigt pour le désavouer en public. Il frissonna après qu'une sueur froide lui eût parcouru le…
 
 
 
 
 
Extraits Ch.15
 
 

   Il ne manquait que le petit gyrophare jetant des éclats bleutés à accrocher sur le toit de la voiture. Pour le reste, tout y était. Comme dans un polar à la télé : les pneus qui crissent, le coup d'œil rapide et assuré du pilote, la voiture qui fonce à toute allure sur les routes sinueuses de la campagne pour ralentir dans les rues calmes, quasi désertes du bourg mais qui n'arrive pas toutes sirènes hurlantes sur les lieux du délit ! Pour les avertir de notre arrivée ? Et puis quoi, encore ! Ils nous prennent vraiment pour des débiles ces séries policières télévisées ! Le vacarme ce n'est pas son truc à mon Richard, pas inscrit dans ses gènes. La discrétion le fait ralentir bien avant le petit parking où il gare notre berline avec précaution.
Planqués, plaqués contre le dossier du siège avec lequel nous ne faisons qu'un, nous observons sans dire un mot…
 

   Non sans difficulté, ils ont enfin introduit le cou de la victime dans le nœud coulant et s'apprêtent à remonter la corde quand Richard, tel un ressort, surgit de sa cachette en hurlant :
- Police ! Pas un geste !  Moins rapide, je le suis et actionne mon numérique à tout va, figeant les visages interloqués par la lumière vive du flash. Ils nous regardent d'un air incrédule, livides de stupeur, dans la même attitude étonnée que les animaux sur la route en venant, pris dans le faisceau de nos phares.
Descendez le corps doucement ! Continue Richard en les tenant, bras tendus, sous la menace de son arme vide de toute munition…
.
 …
 
 
 
 
 
Extraits Ch.16
 
 

  À ma grande surprise, même si je redoutais chez lui un relent de traîtrise qui m'incitait à la prudence, je lui avais trouvé des accents de sincérité à l'aîné comme si, lui aussi, avait besoin de parler pour évacuer ces évènements jamais révélés à personne. Une grande lessive, afin de se retrouver à l'aise dans les vêtements propres de sa tranquillité. Cette envie de régler une dernière fois ses comptes avec ce frère encombrant m'accompagna une bonne partie de la nuit. Rassuré par mon regard sincère où ne se lisait ni calcul ni méfiance, j'ai même cru entendre un petit merci timide à la fin de son récit. Une sorte de merci libérateur comme on pousse un ouf de soulagement. Son histoire racontée plus pour lui-même qu'à mon intention débute par le tragique destin de sa mère :
   Imaginons, imaginons une jeune femme d'une vingtaine d'années dans les années cinquante. Est-elle jolie ou non ? Fait-elle un mariage d'amour ou de raison ? Pas de romance ma chérie, rien que les faits rapportés par Étienne Le Ploch qui, invariablement comme une fatalité rajoutait en soufflant à la fin de chaque paragraphe de son histoire : voilà, quoi !
   Désolée, mais la lumière éteinte c'est dans ma pensée que son récit confus prit forme, mon esprit ne pouvant s'empêcher de vagabonder dans de complaisants chemins détournés pour…
 
 
 
 
 
 
Extraits Ch.17
 
 

- Tu lui passes tout….
- Et toi, pas grand chose.
   Les dialogues entre mari et femme se heurtaient à un mur où chacun campait sur ses positions : alors petit à petit, implicitement la famille se scinda en deux. Unis par un même objectif, l'aîné se rapprocha de son père. Un accord tacite liait désormais les deux hommes. Le but du jeu consistait à faire payer, sournoisement si possible, à l'enfant l'amour jugé excessif de la mère à son égard. Voilà, quoi !
   Et c'est ainsi que par jeu au début puis par bêtise, par habitude et enfin par méchanceté les deux se relayaient pour des remarques, des reproches, des moqueries sur l'attitude, les gestes, la façon de parler et de se comporter du chouchou de sa maman. Les petits sévices corporels ne dépassaient pas les pincements de la joue, les coups de pieds et de coudes balancés en douce ou les tirages d'oreilles sournois sauf quand les grosses colères incontrôlées du père sortaient la boîte à gifles. Il ne s'agissait en quelque sorte que d'une banale excitation malsaine entretenue comme un plaisir. Voilà, quoi !
 
 
 
 
 

Extraits Ch.18
 
 
 

- Elle cherche quelque chose, la petite dame ?
   De la brouette s'échappe en fumée le fumet âcre du fumier. Ses longs cheveux en broussailles effleurent ses épaules. L'homme grand, sec, noueux, arc-bouté à la brouette a des allures de hippy soixante-huitard. Difficile de lui donner un âge, disons dans les cinquante ans.
- Diwall (attention) devant la petite dame. Alors, comme ça, on s'est perdu dans la campagne, la Parisienne ? Pourtant, il est bien balisé le chemin piétonnier. Peut-être une envie de pisser ? Dans ce cas, c'est ici les toilettes.
   Il charrie le contenu de la brouette dans un enclos en béton et disparaît derrière un tertre continuant sa besogne sans me prêter davantage attention. Je reste plantée là comme deux ronds de flan, un peu vexée.
   Richard sort d'un hangar et me rejoint en sifflotant.
- Alors cette histoire de pneus ?
- Effectivement, la trace est identique à celle que nous avons relevée dans l'humus au bas de la route, près du petit port de Porsmoric. Et toi, tu l'as vu, le bonhomme ?
- Et comment, je l'ai vu. Je ne le sens pas, il ne me plaît pas beaucoup moi ce gars-là. Méfie-toi, il n'a pas l'air commode. J'ai l'impression que c'est le genre nerveux à cogner facile. Une vraie tête de cochon, une gueule d'assassin. Tiens ! Quand on parle du loup….
   L'homme à la brouette, l'air fâché, feint la surprise.
- Oh ! Mais c'est que ça se reproduit à grande vitesse ces bestiaux-là. Une puis deux, combien à mon prochain passage ?
   Même manège pour décharger sa cargaison. Il est suivi comme son ombre par Richard décidé à jouer carte sur table d'entrée.
- Monsieur Le Guivic, bonjour. Ma femme et moi procédons, à titre personnel, à une enquête de routine concernant le décès de Monsieur Le Ploch. Accepteriez-vous de répondre à quelques questions ?
- Comment vous dites ? Le Bloch ? Jamais entendu parler.
- Le Ploch. Loïc Le Ploch, corrige Richard.
- Inconnu au bataillon mon gars. Allez ! au revoir monsieur-dame j'ai du boulot qui m'attend, moi !
...
 

   Un début de rire. Une entame de connivence virile de laquelle je me sens exclue s'établit entre eux.
- Petra a rayan amzer ? (Quel temps va-t-il faire ?)
- Glav zo ganti. (Il va pleuvoir)
   Richard la joue classique, emmenant le bonhomme sur le sujet passe-partout du temps mais en breton, s'il vous plait, piochant dans les quelques mots qu'il connaît et se plaît à placer à la moindre occasion. Changement de ton du géant vert, (la couleur de sa combinaison de travail.) Les griffes sont rentrées, ce n'est pas encore le tapis rouge mais presque…
 

   Tu étais obligé de boire un coup de gnôle sitôt le matin ?
- Tu sais que tu commences à m'emmerder avec ça, femme. Tu fais chier à la fin avec ta vision d'un monde parfait. Tu es toujours là à me tancer comme un gamin. Merde, à la fin !
   Le ton aussi ferme qu'inattendu est sans appel. Calme et arrangeant d'ordinaire, il pouvait, poussé dans ses derniers retranchements, devenir intraitable.
   Surprise, je me renfrogne dans mon coin, me tassant contre la portière de l'auto, triste et amère. Le paysage défile sur le côté devant mes yeux embués. Les gouttes de pluie contre les vitres tombent directement en larmes sur mes joues. J'ai dû bredouiller sans conviction :
- Mais je n'ai rien dit…
   Embarrassé, il se mord les lèvres, regrette déjà ses paroles et le ton employé. Il voudrait effacer ces caractères gravés dans ma mémoire mais sait que la gomme de ses regrets laissera des traces.
   Nous avons l'habitude de rester côte à côte sans nous parler mais il y a silence et silence. Celui qui règne à cet instant est différent, étouffant autant que glacial.
- Tu sais que tu es belle quand tu es triste… Allez, ne fais pas la gueule. On ne va pas se fâcher pour un petit verre d'eau de vie !
 
 
 
 
 
Extrait Ch.19
 
 
   …
   Adieu la tranquillité de l'endroit ! Les paroles résonnent sous la voûte végétale :
- O Rouannez karet en Arvor (O Reine aimée de l'Armor)
- O Mamm lann a druhe (O Mère pleine de miséricorde)
- Ar en douar ar en mor (sur la terre, sur la mer)
- Guarnet hou pugale (protégez vos enfants)
   Sa gaieté rafraîchissante fait plaisir à voir. Il ne se fait pas prier pour m'en expliquer la raison :
- Un souvenir me revient… je n'étais encore qu'un enfant… j'avais peut-être quatre-cinq ans pourtant, je me souviens très bien du pardon de la pitié qui avait lieu tous les ans le premier dimanche après le quinze août. La chapelle était trop petite pour les fidèles venus nombreux assister à la grand-messe et aux vêpres alors, ces offices se déroulaient à l'extérieur. L'autel trônait sur une estrade adossée au gros portail de bois de forme ogivale. La pente naturelle du bois faisant office de tribune grouillait de fidèles. La cérémonie religieuse en latin se terminait par une procession guidée par la croix portée par l'employé de la caisse d'épargne de Guidel que tout le monde connaissait sous le nom de Jean-la-croix parce que justement, préposé d'office pour ouvrir le chemin des processions avec celle-ci. Suivait une quantité de prêtres et autres pontifes épiscopaux en habits d'apparat, puis venait, posée sur une sorte de brancard, la statue de Notre-Dame-de-la-Pité portée fièrement par quatre jeunes filles de la commune vêtues pour la circonstance d'un costume breton blanc avec sur la tête, bien sûr, la coiffe blanche du pays de Lorient. Tout ce beau monde avançait à une allure solennelle. La longue file des pèlerins leur emboîtait le pas en chantant en apothéose ce cantique en hommage à Sainte Anne.
 
 
 
 
 
Extraits Ch.20
 

   Puis, comme nous arrivions au niveau de la capitainerie, la menace d'une ombre se détacha du mur abritant les toilettes, confirmant le sentiment d'un péril véritable. La menace sous la forme d'une silhouette épaisse se fit plus précise. La menace, une carrure large, la tête cachée sous un casque, nous fait face. La menace nous attend de pied ferme. Les mains de la menace jouent avec un anti-vol qui pourrait servir à assommer un bœuf.
   D'instinct, nous faisons un bond en arrière, Richard me poussant derrière lui, ses bras en avant, prêt à affronter le danger.
 
 
 
 
 
 
Extraits Ch.21
 
 

   Il me tient la main pour embarquer à bord de la sirène IV. Je gambergeais :
- Comment ça, je n'avais pas besoin de preuves ! Il paraissait évident que tout accusait Étienne : son obstination à vouloir détourner l'attention sur le porcher, la vengeance contre un frère qui l'avait trop souvent froissé, humilié. Une banale histoire de querelle intestine, de haine sournoise accumulée comme il en existe dans beaucoup de familles. C'est vraiment un pauvre type !
 
 
 
 
 
 
Extraits Ch.21
 
 
   …
   C'est le signal pour Richard. Il me lâche alors la main et s'en va soulager sa vessie contre les hautes fougères avec une satisfaction non feinte.
   Le regard fixé sur le large avec en point de mire la masse sombre de l'île de Groix, on croirait voir la vigie bien droite à la proue d'un navire ancien dans l'attente de crier : Terre ! À cette différence près que, lui, Richard, sa main n'est pas tenue en visière sur son front mais au-dessus de sa braguette. C'est en refermant celle-ci, tandis qu'il me rejoint, que les jours de bonne humeur parodiant Baudelaire il déclare solennel :
- Homme libre toujours tu pisseras dehors.
   Pourtant, ce matin-là, au lieu de la réplique attendue contre toute attente il lâcha :
- Tu te plais bien dans le coin, toi, Domi ?
 
 
 
 
 
Extraits Ch.22
 
 

   Mon tour était arrivé de jouer de la mauvaise foi. Perfide, je m'y suis donc engouffrée avec délectation :
- Déménager c'est bien beau mais pour aller où ? Guidel, c'est exclu à cause de ton serment de ne plus y mettre les pieds. C'est dommage parce qu'il va bientôt y avoir de superbes appartements à vendre dans un coin paradisiaque avec une vue magnifique sur la rivière et la mer.
- Arrête, tu n'es pas drôle ! Ne plaisante pas avec ça, dit-il agacé d'un ton sec.
- Je voulais juste détendre l'atmosphère. Allons, gros bêta, au lieu de tourner autour du pot dis-le que tu veux retourner vivre à Guidel. Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. C'est humain cette tendresse instinctive qui nous pousse à revenir au pays qui nous a vu naître.
 
 
 
 
 
 
Extraits Ch.23
 
 

…attache beaucoup d'importance aux apparences… Il faut que vous sachiez que, drapé dans le manteau rigide des convenances et respectabilité, le bourg est malade, monsieur, atteint par le virus du mensonge, de la calomnie et de la délation. Il est miné par la fièvre de la jalousie et des petites haines sournoises cachées derrière le paravent du respect, contaminé par l'hypocrisie et le faux-semblant. Gagnés par la folie des calculs sordides et du profit, ses habitants vendent leurs âmes au diable des promoteurs avec leurs promesses immobilières mirobolantes sans se douter que leurs enfants et petits enfants poussés loin des côtes par le vent des spéculations financières, seront incapables d'acheter ne serait-ce qu'une cabane de jardin sur la commune de leurs ancêtres dans les années à venir. Pris aux pièges du miroir aux alouettes de revenus d'un taux d'intérêt élevé auxquels rares sont ceux qui résistent.
 
 
 
 
 
Extraits Ch.24
 
 

- Thé ou café ?
- Bière !
- Richard ! Tu me fais honte.
   Un sourire triste illumine les traits tirés du visage de la jeune femme.
- Non, laissez ! Il a raison. J'en ai. Une Leffe, ça vous va ?
   À la pensée de la blonde ambrée promise il tire déjà la langue. Que d'amabilité, que de gentillesse de la part d'une personne que nous ne connaissons que depuis deux minutes. Alors comme d'habitude, j'ai gaffé en voulant rétablir la vérité.
- En réalité nous n'avons jamais rencontré Loïc de son vivant et pourtant nous le considérons comme notre ami.
 

   Incrédule, Richard s'étrangle avec sa bière en m'entendant tutoyer une femme que je connais ni d'Eve ni d'Adam après seulement deux mots de conversation.
   Celle dont j'ignore encore le nom est comme moi, au-dessus de ça, à fond dans l'intensité de la relation créée par les circonstances. Elle sanglote et renifle.
 
 
 
 
 

Extraits Ch.25
 


   Une nouveauté, une heureuse découverte : les gestes et les paroles apaisantes de réconfort me venaient naturellement. Je l'avais déjà constaté chez le Guivic quand, laissant les deux hommes dans leurs divagations viriles refaire le monde, j'avais rejoint la vieille Katrina dans sa cuisine. Autour d'un café, après m'avoir dit pour me mettre à l'aise, ses doigts jouant avec son mince anneau doré de mariage :
- Ne faites pas attention à moi, je radote.
- Vous ne radotez pas et j'ai tout mon temps.
Mise en confiance, soulagée au-delà de toute expression de pouvoir parler…
 

   Sa colère retombée, je la sens profondément abattue. Une expression étonnée ne quitte pas sa figure triste et lasse. Ma compassion a désarçonné son agressivité. Elle n'est plus sur ses gardes même si elle paraît préoccupée.
Vaincue, Sofia se réfugie contre moi, comme une enfant, se laissant aller dans une sorte d'abandon désespéré. D'un tendre geste maternel instinctif je la serre dans mes bras. Elle s'apaise comme…
 
 
 
 
 
 

Ch.26
 
Épilogue -
 
 
 
 
 
 
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