La laitière et le pot au lait
Perrette, sur sa tête
ayant un pot au lait Bien posé sur un coussinet, Prétendait arriver sans
encombre à la ville. Légère et court vêtue, elle allait à grands
pas, Ayant mis, ce jour-là, pour être plus agile, Cotillon simple et
souliers plats. Notre laitière ainsi troussée Comptait déjà dans sa
pensée Tout le prix de son lait, en employait l'argent ; Achetait un cent
d'œufs, faisait triple couvée : La chose allait à bien par son soin
diligent. Il m'est, disait-elle, facile D'élever des poulets autour de ma
maison ; Le renard sera bien habile S'il ne m'en laisse assez pour
avoir un cochon. Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ; Il était,
quand je l'eus, de grosseur raisonnable : J'aurai, le revendant, de l'argent
bel et bon. Et qui m'empêchera de mettre en notre étable, Vu le prix dont
il est, une vache et son veau, Que je verrai sauter au milieu du troupeau
? Perrette là-dessus saute aussi, transportée : Le lait tombe ; adieu
veau, vache, cochon, couvée. La dame de ces biens, quittant d'un œil
marri Sa fortune ainsi répandue, Va s'excuser à son mari, En grand
danger d'être battue. Le récit en farce en fut fait ; On l'appela le Pot
au lait.
Quel esprit ne bat la
campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? Picrochole, Pyrrhus, la
Laitière, enfin tous, Autant les sages que les fous. Chacun songe en
veillant ; il n'est rien de plus doux : Une flatteuse erreur emporte alors
nos âmes ; Tout le bien du monde est à nous, Tous les honneurs, toutes les
femmes. Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ; Je m'écarte,
je vais détrôner le Sophi ; On m'élit roi, mon peuple m'aime ; Les
diadèmes vont sur ma tête pleuvant : Quelque accident fait-il que je rentre
en moi-même, Je suis gros Jean comme devant. LA FONTAINE
(1621-1695)
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